Documentaire / France

À L'OMBRE DE L'ABBAYE DE CLAIRVAUX

Reclus par la contrainte : les détenus, ou par choix : les moines, ils vivent ou ont vécu à Clairvaux, ancienne abbaye devenue prison à la Révolution, fermée en mai 2023. En rencontrant les « longues-peines » de la centrale, les personnels de la pénitentiaire, mais aussi les moines de Cîteaux, Éric Lebel avec À L’OMBRE DE L’ABBAYE DE CLAIRVAUX invite à une réflexion profonde et sensible sur la liberté.

ANNÉE
RÉALISATION
SCENARIO
AVEC
FICHE TECHNIQUE
DATE DE REPRISE

2024

Eric LEBEL

1h33 – Couleur – Dolby Digital 5.1

9 Octobre 2024

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Le point de départ de ce film ? Comment est-il né ?

 

Après le Covid, lors la réouverture des lieux culturels, consciemment ou pas, mes pas m’ont mené à l’abbaye-prison de Clairvaux. Était-ce à cause de cette période exceptionnelle durant laquelle nos corps ont été contenus, contraints, où notre libre-arbitre lui-même a été mis à mal ? Je ne saurais le dire. Mais en passant à côté de ce lieu chargé de l’histoire de l’enfermement un peu par hasard, je m’y suis promis d’y revenir dès le lendemain.

En visitant l’ancienne abbaye-prison, en voyant les miradors encore en activité à quelques mètres de là, est née la conviction qu’un film devait être fait. D’autant que la Maison Centrale allait fermer l’année suivante ; je le savais. Que deviendrait ce lieu chargé de plus de 900 ans d’enfermement, volontaire ou forcé ? Nous respirions de nouveau « librement » avec la fin de la pandémie, mais derrière ces murs, pendant sept siècles, des moines s’étaient retirés du monde et depuis plus de deux siècles, on y enfermait pour peine. Clairvaux, tant dans sa dimension monacale que carcérale, fait partie des lieux mythiques de notre histoire, et reste mystérieux.

Quiconque réfléchit sur sa propre liberté, inévitablement, est interpellé par ce lieu. Clairvaux, c’était pour ce que l’on appelle des « longues peines ». Cela n’a rien à voir avec les maisons d’arrêt que l’on connaît sans doute beaucoup plus. Des dizaines d’années pour certains enfermés dans une cellule de quelques mètres carrés, plus de dix-huit heures par jour… Ce que chacun avait fait, vécu pour en arriver là ne m’intéressait pas plus que cela. Mais il m’importait de comprendre, de montrer comment il est possible de vivre dans un milieu clos, où la Règle pour les moines et les règlements pour la Pénitentiaire, dans une sévérité insoupçonnable, sont de rigueur. J’ai toujours eu beaucoup d’empathie… en tout cas de curiosité pour les Hommes au parcours « exceptionnel ».

Il a fallu plusieurs mois pour convaincre l’Administration Pénitentiaire ; pour gagner la confiance des moines de Cîteaux qui vivent toujours, comme en son temps Bernard de Clairvaux, selon une règle qui date du VI° siècle : la Règle de Saint-Benoît. Aujourd’hui encore les moines ne se livrent que très peu, et tourner à l’intérieur d’une Maison Centrale reste aujourd’hui une gageure. On ne cessait de me dire : tu n’y arriveras jamais. Encore un élément pour me convaincre d’essayer.

 

Comment as-tu choisi les personnages ?

 

Le Directeur de la Maison Centrale était sensible au projet… cela a beaucoup aidé au niveau de l’autorisation de l’Administration Pénitentiaire. Mais aussi pour pouvoir rencontrer des personnes détenues qui le souhaitaient ; une fois, deux fois… cinq fois, six fois… et la plupart m’ont fait confiance. J’ai finalement choisi deux personnes détenues, très différentes. L’un âgé de 70 ans, enfermé depuis plus de 30 ans et l’autre enfermé depuis 12 ans, mais qui n’a que 30 ans lors de notre rencontre.

Le premier s’est finalement (re)construit en prison, trouvant sa propre liberté en devenant bouddhiste ; le second, longtemps convaincu que sa vie était détruite à jamais, commence à envisager l’après avec lucidité, tout en sachant que, de toute façon, sa peine risque de le suivre toute sa vie.

 

Comment s’est passée ta relation avec les personnes détenues ? Avec les moines ? Avec les professionnels ?

 

Dans les deux cas, pour rencontrer personnes détenues ou des moines, tu dois au départ tout laisser devant la porte de la prison ou du monastère. Tu te mets pour ainsi dire à nu. Je me suis senti jaugé, jugé parfois… Tu es d’abord celui dont il faut se méfier, puis tu intrigues… et tu parviens à te faire écouter. Il s’agit de gagner la confiance, de ne surtout les obliger à rien. Il n’était pas question de trahir qui que ce soit. Avec les personnes détenues, si tu n’es pas sincère, tu n’arrives à rien ou alors ils se font leur propre cinéma. Ils ont appris à être méfiants mais aussi malins… au début, ils mènent un peu la danse.

J’étais sincère. Mon but était de parvenir à être sur un pied d’égalité, de faire tomber ces murs qui nous séparaient. Qu’ils prennent et apprécient nos rencontres, non pas comme un plus ou une « évasion » dans leur quotidien contraint, mais bien comme des moments d’échange où chacun trouve son compte à se livrer… Ce n’est jamais facile. Il faut toujours être sur ses gardes ; tout peut basculer avec un mot de travers ou un geste mal choisi. Tu dois te livrer autant qu’eux, voire plus… et surtout ne jamais te compromettre, ne jamais mentir…

Et la relation peut s’installer ; une relation de confiance et de respect. Pour les moines, c’est un peu différent car ils se posent beaucoup de questions et la relation humaine semble moins leur importer. Dans les deux cas, par choix ou non, ce sont des personnes retirées du monde et tu dois en tenir compte.

Pour ce qui concerne les professionnels de la Pénitentiaire, je crois que je suis toujours resté un extra-terrestre, et j’ai été accepté comme tel au début. Ce sont aussi des personnes méfiantes et souvent malmenées. Ils ont très vite compris que je n’étais pas là pour tirer à boulets rouges sur la prison, qu’eux aussi faisaient partie de mon projet, qu’eux aussi, d’une certaine manière, étaient enfermés et avaient donc des choses à me dire. Sur ce plan, je crois que ce que j’ai pu réaliser à la Maison Centrale, je le dois au Directeur certes, mais aussi au personnel de surveillance, aux CPIPs (Conseillers Pénitentiaires d’Insertion et de Probation), au personnel médical ou enseignant.

De fil en aiguille, j’ai également rencontré un homme, Inspecteur Général de la Justice, qui est devenu un des pivots du film, tant sa réflexion sur le sens de la peine est, de mon point de vue bien sûr, pertinente et éclaire sur la complexité de cet univers méconnu, autant sur le personnel de surveillance que sur les personnes détenues.

 

Le film a-t-il beaucoup évolué au tournage ? Au montage ?

 

Au tournage, le film a beaucoup évolué, c’était inévitable. Je découvrais en permanence des univers et des situations qui, malgré les repérages effectués, restaient relativement inconnus et plein de surprises, d’inattendus. On ne débarque pas dans une prison ou un monastère en passant la porte et en posant ses caméras, et hop, « Moteur ! ». Ce sont des lieux de contraintes. En passant la porte de la détention, ou en pénétrant dans les endroits réservés aux moines, tu dois mesurer la chance que tu as. Il faut t’adapter en gardant tous tes sens en alerte. Alors oui, cela peut paraître contraignant et si tu ne t’y fais pas, tu n’as plus qu’à partir en courant. Tout est précisément calibré, pensé, sécurisé… et ta présence autorisée ne changera rien. Chez les moines, le temps est compté, ils ne s’arrêtent jamais, de 3 heures à 21 heures. Trouver un créneau pour parler avec eux est très compliqué. Alors, dans un cas comme dans l’autre, par respect et par obligation, tu te fais petit et t’adaptes.

Ces moments-là, de longue attente, au départ contraignants, forcent ensuite ta réflexion, ton observation et tes ressentis sur ce que le film doit être. Le plus délicat c’est la gestion du temps, celui de nos habitudes. Un temps long, très long pour nous qui vivons dans une société où tu dois toujours aller plus vite… Rien à voir avec des tournages documentaires plus classiques. En détention, le moindre mouvement : une personne détenue qui se déplace, et tout s’arrête. Il nous est arrivé de commencer un entretien dans une cellule… à peine le temps de s’installer (et nous n’étions que deux la plupart du temps), qu’il fallait la quitter ; chaque porte devant toujours être fermée au passage d’une personne détenue. C’est le genre de tournage où il ne faut rien compter, où trop scénariser devient déstabilisant ; l’anticipation peut elle-même être contre-productive.

Au montage, la structure du film envisagée ayant été relativement respectée sur le fond en tout cas, il a juste fallu faire des choix pour structurer le récit. C’est sans doute le plus frustrant, le plus long, et le plus compliqué peut-être. Le temps du doute, car tu ne dois ni trahir l’autre, ni te trahir toi-même. Là aussi, j’ai pris le temps ; celui de laisser mûrir, de montrer, j’ai pris des libertés. Le montage dans cet esprit fut long, car je crois avoir un peu trop tourné. Le monde carcéral, comme le monde monacal, ont quelque chose de fascinant et sont d’une richesse humaine insoupçonnable !

 

Ton parcours de cinéaste jusqu’au film ?

 

Mon parcours de cinéaste ? Je le remets en cause à chaque film. Je suis assez impulsif, et j’essaie quand c’est possible de me libérer des contraintes de la diffusion, de la production, de l’argent… J’ai pris le temps avant de réaliser ; j’ai beaucoup produit, pas mal de documentaires. Parfois j’ai fait des choses qui n’ont rien à voir. Je prends le temps. Le monde est riche et vaste… J’aime les films avec un soupçon d’histoire pour mieux appréhender le présent ; j’aime donner la parole à ceux à qui souvent on la confisque… il faut que j’aime sincèrement les personnes que je mets en scène…

 

Le film présente une situation d’empêchement, un effort de reconstruction. Participer au film a-t-il pu être aussi pour les personnes détenues un élément de cette reconstruction, une manière de gagner en cohésion, en force, en résistance ?

 

Je ne prendrai pas la parole pour eux, mais leurs retours vont dans ce sens. Pierrejean qui a à peine 30 ans, donc toute une vie devant lui, a, je crois, compris que ce film pouvait l’aider à sa réinsertion, dans ses propres convictions. J’ai le sentiment qu’il en éprouve maintenant une certaine fierté. Son CPIP en détention est convaincu que c’est une expérience qui l’a fait progresser pour un retour vers le « dehors ». Il a obtenu une PS (permission de sortir) pour venir assister à une des avant-premières avec sa famille. Une prochaine fois, peut-être pourra-t-il même participer au débat… Je l’espère. Michel, c’est autre chose, il est maintenant sorti de prison mais cherche à « s’enfermer » de nouveau dans un temple ou un monastère bouddhiste ; c’est son souhait depuis plusieurs années déjà. Quant aux moines, ils se sont déjà construits pourrait-on dire. Pour autant, ils ont aussi besoin de parler, de communiquer. Contrairement à ce que l’on pense, ils ne sont pas si silencieux que cela !

 

L’expérience de faire ce film a-t-elle changé quelque chose pour toi, dans ton regard, dans ta vie ?

 

Je ne sais pas. L’expérience est formidable, exceptionnelle, constructrice, c’est sûr, et j’espère au final pour tous… De là à dire que cela a changé quelque chose dans ma vie… peut-être un peu tôt pour le dire. J’attends surtout avec impatience les retours du public… S’ils sont bons, peut-être conduiront-ils à un peu plus de tolérance… Moi, finalement, je n’ai fait que suivre mon chemin.