Quelle est la genèse du film ?
Je porte ce projet depuis de longues années. En 2008, j’avais participé à un atelier à Namur et l’histoire était déjà là. C’était celle d’un gamin qui se blesse au football et qui dérape. Cette histoire était aussi la mienne car plus jeune, j’étais footballeur professionnel. Le film raconte un peu le destin de ma famille. J’ai écrit le scénario, en sortant de mon école de cinéma à Paris. Mais rentrer en Tunisie pour le réaliser n’était pas évident car c’était la fin des années Ben Ali, juste avant la Révolution. J’ai donc laissé le projet de côté et fait un autre film, « Thala mon amour » (2016) qui raconte le destin de deux amants, cherchant à se retrouver. Juste après ce film, je me suis lancé dans la réalisation d’ »Amel & les fauves ». Ce projet m’est si personnel, sans toutefois être autobiographique, que j’avais besoin de le produire moi-même. Je suis donc devenu producteur pour avoir un contrôle sur le film. J’ai commencé à le développer à partir de 2015-2016 puis j’ai rencontré Afef Ben Mahmoud qui allait jouer le rôle de ma mère et nous avons commencé à tourner fin 2019.
D’où vient le titre original Streams ?
Il fait référence aux torrents d’amour et de haine que les personnages traversent tout au long du film et dont le mouvement ne s’arrête jamais. Le titre est aussi un hommage à John Cassavetes et à son film « Love Streams ». Cet auteur a autant changé ma vision du cinéma que de la vie. En 2007, j’ai découvert « Opening Night » à la cinémathèque française et je me suis dit que je voulais faire des films aussi extrêmes et puissants sur des individus, tout en filmant aussi précisément leurs visages.
Comment avez-vous dirigé vos acteurs ?
Le milieu de la comédie m’était familier car j’ai travaillé comme comédien à Tunis, de 18 à 21 ans. J’essaie toujours d’apprendre des acteurs en les dirigeant, qu’ils soient professionnels et expérimentés comme Afef Ben Mahmoud ou débutants, comme les interprètes de Moumen ou Zigzag qui jouent pour la première fois au cinéma. Ma démarche a consisté à faire en sorte qu’ils incarnent le plus sincèrement possible les personnages. J’écris pour les acteurs et je joue les scènes lorsque je les élabore. De sorte que ma direction d’acteurs commence très tôt. Il m’est arrivé de réécrire toutes les scènes avec les jeunes car j’étais tombé amoureux de l’énergie entre Moumen, Djo et les travestis. Comme mon approche est très physique, je suis au corps à corps avec les acteurs. J’ai besoin d’être dans la scène physiquement dans la lignée de Kechiche, Pialat ou Cassavetes qui sont des auteurs que j’admire.
Comment avez-vous choisi Afef Ben Mahmoud pour incarner Amel ?
Je connais Afef depuis longtemps et je me suis toujours dit que je ferais un long métrage avec elle. J’avais produit un film qui s’appelle « Aya » (2017) et qui a remporté plusieurs prix. Nous l’avions castée pour le rôle de la mère. Je lui ai donné le scénario d’ »Amel & les fauves » à lire en 2016. Elle l’a lu dans l’avion, en rentrant au Qatar où elle vit dorénavant. Quand elle est arrivée, elle était en larmes. Elle m’a appelé en disant qu’elle était Amel. Nous avons développé le film ensemble car Afef est très brillante. Elle est productrice comme moi, actrice et réalisatrice et elle connaît très bien le cinéma. Pour Afef qui est très féministe, voir son personnage souffrir était compliqué. Nous avons décidé de ne répéter aucune scène du film, y compris quand elle donne la réplique aux autres comédiens. Nous étions très conscients du risque que nous prenions. Nous voulions faire le film au jour le jour. C’était à la fois gratifiant et difficile.
Quel est le sens du regard caméra que nous adresse Amel lorsqu’elle s’apprête à monter une seconde fois dans la voiture d’un homme ?
Afef Ben Mahmoud et moi avions un problème éthique par rapport à cette scène qui se répète car nous ne voulions pas que le personnage se fasse de nouveau agresser. Nous étions mal à l’aise et j’ai alors demandé à Afef de regarder la caméra, quitte à perdre le spectateur. Mais c’est une adresse directe à la société tunisienne et une manière de lui dire : « regarde ton oeuvre ». Ce regard caméra renvoie cette société patriarcale, hypocrite et violente à sa réalité.
Iheb Bouyahya, qui incarne Moumen, fait ses débuts au cinéma. Comment s’est-il immergé dans un personnage aussi extrême ?
Avec Iheb, l’approche a été complètement différente. Je suis passé à la radio pour annoncer le casting de mon film. J’ai rencontré entre 400 et 500 comédiens. J’avais besoin de quelqu’un de très jeune et Iheb s’est présenté. Je ne l’aimais pas du tout, mais mon assistant m’a dit que c’est parce qu’il me rappelait ma jeunesse. Je lui ai donné une chance et me suis rendu compte que nous avions vécu des choses très similaires. Nous venons du même milieu social. Il a eu des problèmes avec sa mère, a quitté la maison et a vécu dans la rue. On a bossé pendant un an ensemble. Nous avons même répété des scènes qui n’’existaient pas dans le scénario. Nous avons tourné à Tunis dans le quartier HLM où j’ai grandi. On partait répéter là-bas. Ma mère a déménagé depuis pour une maison, non loin de la cité. Un jour où je lui rendais visite, j’ai vu Iheb de loin. Il était là, à fumer avec les gamins du quartier. Je lui ai demandé ce qu’il faisait là et il m’a dit qu’il travaillait son personnage. Je lui ai dit qu’il allait se faire arrêter, alors que le tournage était prévu deux mois plus tard. Dans cette cité, il y a beaucoup de descentes de police, à cause du trafic de drogue. J’ai appris par la suite que Iheb avait même été impliqué dans des rixes. Son idole est Daniel Day Lewis et il applique la même méthode que lui, c’est-à-dire qu’il devient le personnage. Jouer une scène de prostitution masculine n’était pas évident, surtout en Tunisie et je salue son courage. Il a une gueule d’ange. On dit que c’est le Timothée Chalamet tunisien ! Après avoir vu « Call me by Your Name », j’ai découvert qu’il y avait en effet une grande ressemblance.
La scène où Amel dénonce sa collègue pour assurer l’avenir de son fils est-elle révélatrice du climat de délation en Tunisie ? Ne preniez-vous pas le risque que le spectateur se détourne à ce moment-là de votre héroïne ?
J’étais très conscient du problème dès l’écriture. Amel est face à un choix moral. Soit elle dénonce sa copine pour offrir à son fils un avenir meilleur, soit elle se tait et mène une vie misérable pour le restant de ses jours. Cette scène visait à dénoncer violemment ce modèle capitaliste et cette vie d’usine où pour avoir une chance dans la vie, on est obligé de dénoncer les siens. On sent le dilemme sur le visage d’Amel car elle ne sait pas quoi faire en fait. La manière dont j’ai filmé cette scène donne l’impression qu’elle parle à la voiture, la même voiture qui va causer sa chute ensuite. Elle paie le prix de sa trahison. Elle le paye très cher parce que toute sa vie est brisée. Elle a perdu son enfant, son mari, le respect. Elle va être jugée et considérée comme une pute par la société. Une maman qui monte dans la voiture d’un homme et qui est jugée pour adultère voit sa vie foutue. La société arabo-musulmane n’accorde jamais une seconde chance. Quand ma mère a fait cela pour m’aider, elle a tout perdu après. À 65 ans aujourd’hui, elle doit encore se battre et se justifier. Cette société vous pousse à trahir pour survivre. J’ai filmé Moumen sur le toit, face à la cité HLM, au moment de l’appel à la prière. Il n’a qu’une envie, sauter dans le vide. J’ai vécu ce moment-là, au même endroit. J’avais 15-16 ans et j’ai voulu sauter dans le vide. Je me disais que ma vie était fichue, que je ne pourrai plus jamais rentrer dans le vestiaire, faire face à mes amis parce qu’ils savaient. Je n’ai pas sauté car je ne voulais pas que ma mère perde un fils, après avoir tout perdu, mais j’ai vécu un voyage au bout de l’enfer. Je voulais m’autodétruire. Le jour où j’ai retrouvé ma mère, un peu comme à la fin du film, cela a été une sorte de renaissance. Ma mère m’a dit qu’il fallait se battre et ne jamais laisser les autres gagner. À partir du moment où je suis sorti de la maison d’arrêt, j’ai dit que j’allais reprendre ma vie en main.
Comment fonctionne la loi en Tunisie concernant l’adultère ?
La loi en Tunisie est toujours archaïque. Une femme mariée, surprise en compagnie d’un homme, dans un espace clos peut aller en prison pour adultère. Pas besoin de faire un rapport médical. Une femme accusée d’adultère et de prostitution encourt jusqu’à 5 ans de prison. Si le mari ne poursuit pas sa femme en justice, elle prend 6 mois. J’ai tenu à rester du point de vue de Moumen. En conséquence, je n’ai pas montré que le père tire sa femme d’affaire. S’il disparaît ensuite, c’est parce qu’il abandonne sa famille. Quand le film est sorti en Tunisie, il y a eu des débats avec des associations sur cette loi. Le pouvoir en place a dit qu’il réfléchirait à cette législation, mais il n’y a pas de changements malheureusement.
Amel et Moumen évoluent tous deux dans le milieu interlope de la nuit. Pourquoi ce parallèle entre les deux personnages ?
J’ai vécu dans le monde de la nuit, tout comme ma mère à sa sortie de prison. Ce monde absorbe et protège tous ces gens-là. Amel évolue dans un cabaret quand Moumen fréquente un milieu plus berlinois, baigné de musique techno et de drogues dures. Je voulais montrer également le fossé entre deux générations qui ne se comprennent pas, car elles évoluent dans des mondes différents. Amel appartient à cette génération qui a vécu sous Ben Ali. Je voulais faire ce parallèle entre deux mondes qui changent et qui n’arrivent pas à se rencontrer, parce qu’un écart s’est créé. Mais la nuit va rapprocher Amel et son fils, grâce à Djo.
Prostitution, drogue, travestissement : pourquoi avez-vous souhaité représenter ces tabous pour la société tunisienne ?
Parce que cette société évolue. Je veux montrer ces marginaux à qui elle ne donne pas le droit d’être dans la lumière. La corruption est tellement ancrée dans les institutions que les gens qui ont de l’argent s’en tirent facilement. Une ouvrière qui se fait agresser paie le prix fort, tandis que l’homme écope d’une simple amende. Le tabou est là pour moi, dans la manière dont on fabrique l’injustice et dont on détruit des familles. Il y a trois ans, un jeune travesti s’est fait violer par deux flics à Tunis, ce qui a conduit à son suicide. Il s’est jeté d’une falaise. Je voulais lui rendre hommage à la fin de mon film, à travers le personnage de Brahim. La jeunesse qui appartient à la communauté LGBTQ part, car elle ne peut pas vivre dans une telle société. C’est ce que je voulais dénoncer. Les scènes où l’on voit les jeunes à moto ou qui se baignent dans la mer se protègent contre cette société, ce régime et cette police vicieuse. Mon film a été censuré dans le monde arabe sauf en Tunisie. Il a été censuré au
festival du Caire, au Maroc, en Algérie. On doit couper les scènes de prostitution ou avec les travestis alors que c’est une réalité. Mon rôle et mon devoir est de filmer ces marginaux, car j’en faisais partie. J’ai filmé ma douleur et ces personnes magnifiques que j’ai connues. Ma vie ressemblait à cela mais je suis revenu de cette folie pour témoigner et montrer cette violence, cette amitié. Montrer qu’il y a de l’amour, de la tendresse dans ce monde-là.