Vous avez l’habitude de réaliser des publicités avec votre société de production Daisy Day Films, comment avez-vous eu l’idée de raconter cette histoire ?
C’est en effet dans le cadre de la réalisation d’une pub, pour l’un de nos clients Axa, que j’ai contacté Libéro Mazzone. Nous cherchions des témoignages d’entrepreneurs qui transforment leur outil industriel pour fournir la France en masque. Il faut se souvenir qu’à cette époque, nous n’avions rien, ni masque, ni gel hydroalcoolique, ni vaccin. Le pays était totalement à l’arrêt. Je contacte cet homme qui, lors du premier coup de fil, me dit : « j’ai 15 secondes à vous accorder ».
Le contact était surprenant mais il avait ma confiance. On raccroche rapidement et quelques jours après, je le rappelle car j’ai besoin d’un accord écrit pour utiliser son image et là il prend le temps de me raconter tout ce qu’il est en train d’entreprendre : recruter 250 couturières via Facebook, trouver un local car le sien est trop petit, trouver du tissu, des machines à coudre, des élastiques… Bref je sens sa détermination, son investissement, sa volonté presque de sauver le monde, d’exister au coeur de la pandémie et dans cette guerre. Je raccroche et deux heures plus tard je décide de partir. Son histoire mérite un film !
Il vous a totalement séduit sur un coup de téléphone ?
Des entrepreneurs comme Libéro, il y en avait une dizaine en France qui se convertissait mais lui, il a exercé sur moi une certaine fascination. Il produisait des appareils de polissage automobile et là il se lançait dans les masques sans velléité financière !
Par la suite, j’ai appris que c’était un inventeur fou, un « touche à tout », qui avait gagné plusieurs concours Lépine. Il méritait vraiment mon attention. Après tout, je faisais des films pour les autres (producteur d’Au Bord Du Monde – 2019, Au Coeur Du Bois – 2021)…là, j’avais envie de faire un film pour moi qui raconte une aventure humaine mais pas seulement celle d’un homme, celle d’un groupe, d’un territoire qui formaient la résistance d’un pays.
Combien de personnes sont parties tourner avec vous ?
Quand j’ai dit à Libéro que je venais, je ne savais pas si je partais pour trois jours, trois semaines ou trois mois. J’en ai donc parlé qu’à une seule personne : Pierre Berthier, un ami chef opérateur de cinéma que je connaissais, très expérimenté en documentaire et qui m’a dit : « Tu as toutes les caméras qu’il nous faut au bureau, laisse-moi 24h pour tout rassembler et c’est parti ». De son côté, Libéro qui était prêt à nous accueillir et à se mettre en scène, nous a fourni des attestions pour traverser la France et surtout il nous a trouvé un hôtel, car tout était fermé à cette époque.
Une fois sur place, est-ce qu’il a été facile de convaincre les gens d’être filmés alors qu’on vivait avec la peur au ventre ?
Nous avons commencé à tourner le 30 avril en plein milieu d’un bras de fer entre Libéro et la direction du travail pour que les couturières, qui n’étaient pas des bénévoles, travaillent le 1er mai. On est donc arrivé en plein tourbillon car il fallait produire 1 150 000 masques pour la métropole de Bordeaux. Le plus difficile a été d’aller à la rencontre de toutes ces femmes qui cousaient et n’avaient pas le droit de s’arrêter pour nous parler. On le voit d’ailleurs dans le film, Libéro était très strict sur la cadence. Nous avons donc pris le temps, Pierre Berthier et moi, d’aller les voir sur les temps de pause et le soir après le travail pour arriver à en convaincre au final une soixantaine. Le plus difficile a été de créer de la proximité dans un contexte sanitaire qui imposait de la distance.
Pourquoi avez-vous fait le choix de tourner en huit clos dans cette fourmilière ?
On aurait pu aller filmer ces femmes chez elle ou dans le cercle intime de Libéro mais le nerf de la guerre était cette usine. C’était intéressant le huis clos puisque tout était paralysé dehors, les gens ne venaient que là. A l’époque il fallait une attestation pour aller faire des courses et pas plus d’une heure. Ils avaient tous le sentiment de vivre quelque chose d’exceptionnel, c’est ce qui a aussi beaucoup rapprocher les gens. Ils ont donc accepté de travailler ensemble, monter cette entreprise en trois semaines avec tous les enjeux de productivité que cela comportait. Ce film raconte sur 1h30 la naissance, la vie et la mort d’une entreprise en 50 jours avec au début de la confiance, de l’engagement puis l’usure, la défiance et l’échappement. Mais c’était une belle aventure.
Est-ce que le monde industriel est derrière nous?
Non, je ne peux pas dire ça mais ce qui est sûr c’est que quand je suis arrivé dans cette usine, j’ai cru que j’étais au début du 19e siècle avec 90% de femmes derrière les machines. J’ai vraiment voulu raconter que toutes ces personnes mobilisées avaient une réelle volonté de changer le monde, avec un grand espoir de travailler ensemble, comme une famille, même avec des bouts de ficelles. Puis quand le déconfinement a commencé, peu de gens les portaient et les masques sont arrivés de Chine et tout est redevenu comme avant.
Comment avez-vous construit le film car tous les jours il y avait des enjeux de plus en plus forts ?
On avait des partis pris très clairs ; très vite, on a construit des séquences d’images comme celles des pieds qui tapent le sol pour symboliser le démarrage d’une aventure ou celle des balais ou encore celles des masques qui montrent des demi-sourires car je ne voulais pas montrer les visages trop tôt. Ces séquences soignées nous ont permises de construire le film mais l’information et ce qu’il se passait dans l’usine nous rattrapaient tous les jours.
Le film parle aussi du sens du travail, du management, du faire ensemble, de ce que notre société est capable de réaliser.
J’ai créé mon entreprise en essayant de rendre les gens plus responsables, qu’ils puissent être maîtres de leur destin, avec moins de rapport de hiérarchie et plus d’autonomie. Je pense que j’ai retrouvé ça chez Libero, il a essayé de créer l’envie.
Dans cette aventure, j’ai observé des gens se lever pour répondre à l’absurdité de la situation. Ils ont créé un atelier éphémère qui exacerbe la folie de notre société qui est à bout de souffle, sans vision, individualiste, dégradée et qui se prend la Covid en pleine figure.
L’atelier est une métaphore de notre société, qui agit dans l’urgence et sans réfléchir, avec des leaders aux égos surdimensionnés. Je ne me suis pas rendu compte sur l’instant, mais ce film est aussi une chronique de l’absurde, une comédie sociale.
C’est un film très musical aussi, ça chante, ça danse ?
La musique a été fondamentale pendant le tournage . On s’est inspiré de celle que Libéro passait ou chantait dans l’atelier. Quand tout le monde reprenait en coeur « il en faut peu pour être heureux » c’était un moment très fort. D’ailleurs, merci aux auteurs de nous avoir cédé les droits car c’est une belle séquence. En post-production, il a fallu trouver d’autres musiques qui fassent parler les sentiments et les émotions. C’est Guillaume Niquet, le monteur, qui a fait un très beau travail.
Je voulais mettre une chanson dans le film qui traite de l’héroïsme d’un jour mais je voulais aussi qu’elle soit chantée par une femme. J’ai pensé à Sophie Hunger, une chanteuse qui a de grande qualité d’interprétation et qui est une très bonne musicienne. Après avoir vu le film, elle a accepté. C’est une version inédite pour le documentaire. Un beau cadeau qui vient récompenser tout ce travail, cette générosité, cet élan d’humanisme et toutes ces confidences d’une époque.