CHONGQING
L’action de tous mes films se situe dans un cadre urbain car j’ai toujours vécu dans des grandes villes, telles que Wuhan ou Pékin. La seule exception est « Shanghai Dreams » que j’ai tourné dans la province du Guizhou où j’ai passé mon enfance. J’ai pourtant un rapport assez particulier aux villes dans lesquelles je vis : je me sens en permanence un étranger dans la ville, décalé par rapport aux locaux. Cela me rend plus sensible à ce qu’il se passe dans la ville, aux habitudes et particularités de chacune, aux changements qui peuvent intervenir.
Après « Beijing Bicycle » et « Shanghai Dreams », c’est amusant d’avoir un troisième film avec le nom d’une ville. La ville de Chongqing est très singulière. C’est une des principales villes de la province du Sichuan, dans l’intérieur de la Chine. Elle est très représentative de la Chine contemporaine, pleine de vie mais qui elle est restée ouvrière et modeste. Avec ses grands immeubles H.L.M., c’est une ville plus populaire, à l’atmosphère particulièrement chaleureuse.
Dans le cinéma chinois, Pékin ou Shanghai servent le plus souvent de décor. J’ai choisi Chongqing pour ce film du fait de la présence de la rivière au milieu de cette immense ville. Je voulais raconter l’histoire d’un homme qui est toujours en déplacement. Lorsqu’il habitait à Chongqing, il était déjà souvent absent, travaillant sur les bateaux de la rivière. Après son divorce, il est parti plus loin encore, tout au bout de la rivière. Il vit maintenant au bord de la mer et c’est là qu’il navigue.
BLUES
J’aime beaucoup le mot anglais « Blues » du titre du film. Chongqing est une ville dans un brouillard permanent. Il est rare d’y voir le soleil. On dit même que c’est la capitale du brouillard. La brume, les nuages, le ciel lourd font que les gens ont un peu le blues en permanence, mais c’est aussi le blues que ressent le père en son fort intérieur.
Le titre chinois a un double sens. « Rizhao Chongqing », Rizhao, c’est le nom de la ville où vont les jeunes à la fin du film et où habite désormais le père. Rizhao veut aussi dire « ensoleillement ». C’est donc un petit rayon de soleil sur Chongqing, l’image du père qui, découvrant progressivement sa vie, son passé et son fils, fait entrer un peu de soleil dans le brouillard.
FILMER LA VILLE
Quand j’ai choisi de tourner à Chongqing, la première question était de voir comment filmer cette ville et comment placer la dramaturgie et les personnages dans ce cadre. Je voulais que le père soit en mouvement permanent pour voir les différents aspects de la ville. L’image devait être en adéquation avec ses émotions. Nous avons donc décidé de filmer caméra à l’épaule et avec peu d’éclairage. Cependant c’était difficile de filmer sur le vif au milieu de la foule qui anime constamment Chongqing et notre équipe ne passait pas inaperçue. Il a donc fallu recréer beaucoup de situations. Les scènes de rue, telles que les restaurants et les déplacements du père, sont toutes des situations que nous avons mises en scène et fait vivre pour le film. C’était très compliqué car il a fallu gérer un grand nombre de figurants pour reconstituer l’image de la vie de Chongqing.
Au départ, nous avions choisi surtout des lieux visuellement intéressants, comme l’endroit où les cendres de Lin Bo sont dispersées. C’est un îlot sur la rivière, face à la ville, deux éléments essentiels pour montrer le rapport des gens à cette ville. Arrivés sur l’îlot pour le tournage, nous avons découvert un paysage étrange marqué par la présence d’un vieux camion abandonné. J’ai trouvé frappant le parallèle entre cette épave et une situation familiale à la dérive.
UNE HISTOIRE VRAIE
Je suis souvent à la recherche de petites histoires emblématiques de la Chine contemporaine. Dans les journaux et sur Internet, je lis de nombreuses histoires de ce type : des faits divers tels que des prises d’otages ou des interventions de la police qui se terminent souvent de façon dramatique. Je trouve cela d’autant plus intéressant, car on a de la Chine l’image d’un pays plutôt paisible et sans danger. Ces histoires permettent de s’interroger sur les changements récents que la Chine a connus et deviennent un point de départ pour un film.
J’ai trouvé ce fait divers très simple et banal, mais il cache une histoire de famille, de vies croisées, de sentiments. Comment les proches vivent un tel drame ? C’était un jeune homme sans histoire et dont la vie bascule lorsqu’il commet un grave délit. Quelle est la raison de tout cela ? Un simple acte de délinquance juvénile ? L’absence d’un père ? La négligence d’une mère ? La corruption de la société ? Une folle histoire d’amour?
FACE AU PASSÉ
Le personnage du père est très important pour moi, car il illustre la Chine d’aujourd’hui. Tout change si vite dans ce pays. Les gens courent tous après l’argent et leurs valeurs ont changé avec cet essor économique. Les priorités ont évolué. C’est pour cela que j’ai voulu mettre le personnage principal face à son passé. Dans une vingtaine d’années, quand ce pays regardera en arrière, il réalisera ce qu’il a perdu : le père est en fait le symbole de la Chine actuelle.
La nouvelle génération vit une période charnière. Les jeunes dans la société actuelle ne réfléchissent plus du tout, en partie parce que personne ne s’intéresse à eux. Ils n’ont pas de rêves, ni d’espoirs. Ils veulent juste vivre. Ils sont perdus au milieu de cette nouvelle société chinoise. Ils n’ont pas les mêmes motivations que ma génération. Dans les années 80-90, nous recherchions un sens à nos vies, nous réfléchissions au monde qui nous entourait, nous souhaitions trouver une place dans la société.
LA CULTURE EN JEU
J’ai l’impression que le cinéma en Chine aujourd’hui est comme un jeu, un pur produit pour le marché sans sens et sans fond. Tout le monde y participe : ils veulent tous aller faire des films à Hollywood et prendre d’assaut le box office. Les investisseurs veulent que l’on joue leur jeu. Comme quelques autres réalisateurs de ma génération, je reste en dehors de ce système. Quand vous pensez différemment, ils ne savent plus quoi faire avec vous.
Mes films sont reconnus à l’étranger, mais la Chine ne s’y intéresse pas car ce ne sont pas des films assez commerciaux et divertissants. Lors de la sortie de mes films, je ne contrôle rien et je ne peux rien dire. Le succès public d’un film dépend maintenant non pas de ses qualités ou de ses auteurs, mais du montant investi lors de la sortie du film.
La culture disparaît progressivement. En quelques années, on est passés à un monde centré exclusivement autour de l’argent, où on ne parle plus de qualité, d’idées, de réflexion.