Documentaire / France

DE MÉMOIRES D'OUVRIERS

Ce film commence par une histoire locale et finit par raconter la grande histoire sociale française. De la naissance de l’électrométallurgie, en passant par les grands travaux des Alpes et la mutation de l’industrie, jusqu’au déploiement de l’industrie touristique, c’est l’histoire ouvrière en général que racontent les hommes rencontrés par Gilles Perret.
Dignes et lucides, ils se souviennent de ce qu’ils furent et témoignent de ce qu’ils sont devenus dans la mondialisation.

ANNÉE
RÉALISATION
SCENARIO
AVEC
FICHE TECHNIQUE
DATE DE SORTIE

2011

Gilles PERRET

1h19 – Couleur – Dolby Digital 5.1

25 Mai 2022

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

D’où vient cet attachement à la parole ouvrière, est-il au point de départ du film ?

 

Je suis moi-même fils d’ouvrier. Le fait de ne plus avoir cette population dans l’espace médiatique me navre alors que les ouvriers représentent plus de 6 millions de personnes en France. Lorsque nous allumons la TV ou la radio, nous avons l’impressions qu’en France, il n’y a plus que des publicitaires, des employés de bureau, des avocats ou des cadres dirigeants. Quel oubli et quel mépris ! Par ailleurs, j’ai tendance à m’intéresser aux gens de peu qu’aux gens de trop. Comme je n’avais donné la parole quasiment qu’aux patrons dans « Ma Mondialisation » (2006), ce nouveau film peut être aussi vu comme un droit de réponse sur la situation actuelle donné à des gens qu’on entend plus. Autant dire que quand la Cinémathèque des pays de Savoie et de l’Ain m’a proposé de faire vivre des paroles d’ouvriers sur fond d’archives, je n’ai pas hésité longtemps.

 

Comment ont été choisis les interlocuteurs du film ?

 

J’ai pour habitude de choisir mes interlocuteurs dans mon entourage pour aborder le global à travers les histoires locales. Toutes les personnes que j’ai rencontrées n’interviennent pas dans le film, j’en ai gardé un nombre limité pour que le spectateur s’attache à des identités fortes. Il est important de préciser que certains personnages du film sont retraités, c’est important pour avoir un peu de mémoire, mais d’autres sont en activité depuis plusieurs décennies et ont la légitimité pour parler des évolutions constatées dans leurs entreprises. Une séquence avec de jeunes ouvriers s’est ensuite imposée comme nécessaire afin qu’ils puissent donner leur vision du monde du travail actuel.
Les divers interlocuteurs ont un parti pris fort ou un regard affirmé. Je préfère donner la parole à des gens qui se questionnent sur leur environnement social plutôt qu’à des gens qui ont trop souvent démissionné de leur rôle de citoyen ou d’acteur social. J’ai d’ailleurs remarqué au cours de mes rencontres que mis à part les gens engagés, les autres n’avaient pas grand chose à dire de plus qu’un discours fataliste qui ne m’intéresse pas vraiment.

 

Quelle part avez-vous voulu donner aux archives filmées ? Quelle influence ont-elles eue que votre scénario ?

 

Je n’avais pas déterminé à l’avance la part des archives dans ce film. Elles m’ont servi soit à illustrer des propos, soit à faire avancer la narration de l’histoire ouvrière lorsqu’elles étaient sonores. Dès le début, je voulais marquer trois périodes avec trois types d’activités : commencer avec la naissance de l’industrie en même temps que l’arrivée de l’électricité puis parler des grands travaux des Alpes, pour terminer avec une économie de service tournée autour du tourisme, puisque cela semble être le seul avenir qu’on nous promette. Il fallait ensuite alterner archives et témoignages afin de construire une histoire cohérente et rythmée du monde ouvrier des 110 dernières années. J’ai d’ailleurs été agréablement surpris en découvrant que des films institutionnels d’entreprises qui peuvent paraître récents puisque datant des années 80 sont déjà devenus des archives très instructives quant au basculement du monde ouvrier dans ces années de mondialisation.

 

Souvenirs, archives… N’y a-t-il pas un risque de nostalgie, d’enfermer le présent dans une vision idéalisée du passé ?

 

Ce n’est pas parce qu’on utilise des archives que nous sommes dans la nostalgie. Elles nous servent à analyser, à décortiquer les mécanismes qui ont été à l’œuvre et qui nous donnent la classe ouvrière d’aujourd’hui. sans vouloir idéaliser certaines périodes, il faut reconnaître que nous avons connu des périodes pas si lointaines pendant lesquelles le fruit du travail était mieux réparti entre le capital et le travail. Durant ces mêmes périodes, les avancées sociales étaient nombreuses, alors qu’aujourd’hui on assiste plutôt à une régression de ce côté-là.

 

Le propos du film n’est-il pas trop pessimiste ?

 

Je ne crois pas que ce film soit pessimiste. Il est réaliste. L’histoire sociale est faite de rapports de force plus ou moins favorables à la classe ouvrière. Nous sommes bien obligés de constater qu’aujourd’hui ce rapport de force est plutôt défavorable aux ouvriers. Mais cela n’est pas immuable, c’est cyclique. C’est d’ailleurs sur cette note optimiste que j’ai voulu terminer ce film. Cependant pour que cela bouge, il faut que les gens soient éduqués quant à cette histoire sociale. En ayant la chance d’exercer ce métier, j’espère pouvoir contribuer à ma manière à cette éducation populaire dont nous avons tant besoin.

REPÈRES HISTORIQUES

La Fusillade de Cluses

 

Ancêtre du décolletage, l’industrie horlogère en Faucigny (Haute-Savoie) regroupe onze usines au début du XXème siècle. Ouvriers d’usine, ouvriers-paysans, paysans sous-traitants à domicile fabriquent des pièces pour les montres (spécialement les « cages », les pignons et les roues), vendues aux riches maîtres horlogers suisses. Unes des usines les plus florissantes est dirigée par Claude Crettiez, fils de paysans du petit village montagnard d’Araches, fier de son ascension sociale, patron intransigeant, père de famille catholique fervent. L’usine et la villa Crettiez se partagent avec la mairie la grand place du centre de Cluses (une des communes principales de la vallée). Aux élections municipales du 1er mai 1904, la liste des notables, patronale, ne gagne qu’au deuxième tour contre la liste dite « des ouvriers ». Le lendemain, deux des employés de l’usine Crettiez, puis cinq le surlendemain, tous syndiqués, certains candidats sur la liste des battus, sont renvoyés. Le 10 mai, 42 ouvriers sur 60 commencent une grève qui va durer deux mois, exigeant la réintégration de leurs camarades. le 18 mai, une manifestation a lieu devant l’usine, quelques vitres sont cassées. Le 19 mai, 400 ouvriers de Scionzier, village voisin où la syndicalisation – légalisée depuis 1884 – est forte depuis une grève en 1902, rejoignent le mouvement. Les gendarmes bloquent un pont, le maire de Cluses interdit « tout rassemblement ou manifestation, de même que chanter ou siffler des chansons quelconques ». La grève s’étend à toutes les usines de la cluse de l’Arve spécialisée dans le décolletage. Le 11 juillet est votée la grève générale. Le 12 juillet, l’usine Bretton, installée à Cluses et elle aussi spécialisée dans le décolletage, est envahie. Le fils du patron, l’arme au poing, refoule les grévistes. le 18 juillet, près de 200 manifestants défilent devant l’usine Crettiez. Les fils Crettiez tirent d’une fenêtre en direction de la place. La fusillade qui dure 15 minutes fait 3 morts et 39 blessés. La foule bouscule la troupe et met le feu à l’usine. Claude Crettiez et ses fils comparurent, en même temps que six ouvriers accusés de « pillage et dégâts causées aux marchandises et propriétés mobilières », devant les Assises de la Haute-Savoie à Annecy. Les ouvriers furent acquittés. Le patron fut condamné à huit mois de prison, et ses fils à un an.

LE FILM

De l’évocation de la fusillade de Cluses en 1904 où les patrons tirèrent sur les ouvriers grévistes au témoignage d’un ouvrier d’aujourd’hui à l’usine de La Bâthie, le film de Gilles Perret retrace l’histoire des ouvriers des montagnes de Savoie. Il utilise de très belles archives de la Cinémathèque des pays de Savoie et de l’Ain, construisant la mémoire collective et populaire de tous ceux, français et étrangers, qui ont développé cette région. Ses interlocuteurs d’aujourd’hui, ouvriers de la métallurgie, ouvriers-paysans en retraite, prêtre-ouvrier, ouvriers du bâtiment, syndicalistes, cadres d’entreprise, historiens, nous offrent une parole peu entendue, pleine de saveur, d’émotion et de conviction. Il confronte avec sympathie leurs souvenirs avec des images qui restituent la vie ordinaire des ouvriers d’autrefois, à l’usine, au chantier, à la campagne. une vie qui n’est pas faite de mots, mais d’actes et de courage qui ont bâti nos territoires et notre présent.

 

Des grands travaux des Alpes, à la construction des stations de ski, c’est bien la grande histoire économique depuis le siècle dernier qui nous est racontée, celle du passage de l’économie de production à l’économie de service financiarisée. Et ce récit d’homme lucides, raconté par ceux-là même qui ont vécu des rapports sociaux plus ou moins favorables selon les époques et les combats, atteste sans nostalgie de la mutation d’un monde ouvrier qu’on ne nous montre plus, mais qui pourtant, menacé de disparition par la logique économique de la mondialisation, existe toujours. L’histoire d’un territoire devient alors celle de notre monde contemporain.

CE QU'EN DIT LA PRESSE

LIBÉRATION

Un film en forme d’hommage à une classe sociale placée, malgré elle, au coeur de la campagne électorale, et que le réalisateur refuse de voir mourir dans la mondialisation.

 

L’HUMANITÉ

On retrouve grâce à [Gilles Perret] la haute figure d’Ambroise Croizat (…). Et avec une égale émotion, ces ouvriers qui, par beau soir, tiraient leurs chaises au pied de la cité et dont les récits d’immigrés (…) élargirent les premiers horizons du jeune Etievent.

 

LA CROIX

Mises bout à bout, ces paroles d’ouvriers résonnent comme un appel à remettre l’économie sur les rails.

 

LE MONDE

« De mémoires d’ouvriers », le nouveau film de Perret, entre dans l’épure des précédents : s’emparer d’une histoire locale et dévider la pelote qui la relie au vaste monde. C’est aussi le plus réussi et le plus émouvant.

 

LES FICHES DU CINÉMA

Témoignages, archives et réflexion historique s’articulent avec une grande intelligence dans ce remarquable documentaire.

 

LES INROCKUPTIBLES

Un documentaire qui pourfend bien des clichés par sa précision.

 

PREMIÈRE

[Le réalisateur] se projette vers le futur (incertain), donnant à voir et à comprendre, mieux que tous les politiques et les économistes (…). Intelligent et passionnant.

 

L’EXPRESS

(…) un éclairage passionnant sur un milieu dont on ne sait finalement pas grand-chose. Reste la forme du documentaire, totalement dénuée d’originalité esthétique. C’est de l’info, pas du cinéma.

 

LE FIGAROSCOPE

De très intéressants documents d’archives, des témoignages actuels, un regard plein d’empathie sur l’histoire d’une classe sociale.