D’où vient cet attachement à la parole ouvrière, est-il au point de départ du film ?
Je suis moi-même fils d’ouvrier. Le fait de ne plus avoir cette population dans l’espace médiatique me navre alors que les ouvriers représentent plus de 6 millions de personnes en France. Lorsque nous allumons la TV ou la radio, nous avons l’impressions qu’en France, il n’y a plus que des publicitaires, des employés de bureau, des avocats ou des cadres dirigeants. Quel oubli et quel mépris ! Par ailleurs, j’ai tendance à m’intéresser aux gens de peu qu’aux gens de trop. Comme je n’avais donné la parole quasiment qu’aux patrons dans « Ma Mondialisation » (2006), ce nouveau film peut être aussi vu comme un droit de réponse sur la situation actuelle donné à des gens qu’on entend plus. Autant dire que quand la Cinémathèque des pays de Savoie et de l’Ain m’a proposé de faire vivre des paroles d’ouvriers sur fond d’archives, je n’ai pas hésité longtemps.
Comment ont été choisis les interlocuteurs du film ?
J’ai pour habitude de choisir mes interlocuteurs dans mon entourage pour aborder le global à travers les histoires locales. Toutes les personnes que j’ai rencontrées n’interviennent pas dans le film, j’en ai gardé un nombre limité pour que le spectateur s’attache à des identités fortes. Il est important de préciser que certains personnages du film sont retraités, c’est important pour avoir un peu de mémoire, mais d’autres sont en activité depuis plusieurs décennies et ont la légitimité pour parler des évolutions constatées dans leurs entreprises. Une séquence avec de jeunes ouvriers s’est ensuite imposée comme nécessaire afin qu’ils puissent donner leur vision du monde du travail actuel.
Les divers interlocuteurs ont un parti pris fort ou un regard affirmé. Je préfère donner la parole à des gens qui se questionnent sur leur environnement social plutôt qu’à des gens qui ont trop souvent démissionné de leur rôle de citoyen ou d’acteur social. J’ai d’ailleurs remarqué au cours de mes rencontres que mis à part les gens engagés, les autres n’avaient pas grand chose à dire de plus qu’un discours fataliste qui ne m’intéresse pas vraiment.
Quelle part avez-vous voulu donner aux archives filmées ? Quelle influence ont-elles eue que votre scénario ?
Je n’avais pas déterminé à l’avance la part des archives dans ce film. Elles m’ont servi soit à illustrer des propos, soit à faire avancer la narration de l’histoire ouvrière lorsqu’elles étaient sonores. Dès le début, je voulais marquer trois périodes avec trois types d’activités : commencer avec la naissance de l’industrie en même temps que l’arrivée de l’électricité puis parler des grands travaux des Alpes, pour terminer avec une économie de service tournée autour du tourisme, puisque cela semble être le seul avenir qu’on nous promette. Il fallait ensuite alterner archives et témoignages afin de construire une histoire cohérente et rythmée du monde ouvrier des 110 dernières années. J’ai d’ailleurs été agréablement surpris en découvrant que des films institutionnels d’entreprises qui peuvent paraître récents puisque datant des années 80 sont déjà devenus des archives très instructives quant au basculement du monde ouvrier dans ces années de mondialisation.
Souvenirs, archives… N’y a-t-il pas un risque de nostalgie, d’enfermer le présent dans une vision idéalisée du passé ?
Ce n’est pas parce qu’on utilise des archives que nous sommes dans la nostalgie. Elles nous servent à analyser, à décortiquer les mécanismes qui ont été à l’œuvre et qui nous donnent la classe ouvrière d’aujourd’hui. sans vouloir idéaliser certaines périodes, il faut reconnaître que nous avons connu des périodes pas si lointaines pendant lesquelles le fruit du travail était mieux réparti entre le capital et le travail. Durant ces mêmes périodes, les avancées sociales étaient nombreuses, alors qu’aujourd’hui on assiste plutôt à une régression de ce côté-là.
Le propos du film n’est-il pas trop pessimiste ?
Je ne crois pas que ce film soit pessimiste. Il est réaliste. L’histoire sociale est faite de rapports de force plus ou moins favorables à la classe ouvrière. Nous sommes bien obligés de constater qu’aujourd’hui ce rapport de force est plutôt défavorable aux ouvriers. Mais cela n’est pas immuable, c’est cyclique. C’est d’ailleurs sur cette note optimiste que j’ai voulu terminer ce film. Cependant pour que cela bouge, il faut que les gens soient éduqués quant à cette histoire sociale. En ayant la chance d’exercer ce métier, j’espère pouvoir contribuer à ma manière à cette éducation populaire dont nous avons tant besoin.