Après « J’veux du soleil ! » c’est votre deuxième film ensemble. Comment vous avez lancé ce projet ?
François Ruffin : Depuis trois ans, je me demande comment filmer l’Assemblée, Gilles voulait me filmer en député déjà avant « J’veux du soleil ! » mais je renâclais. D’un côté, c’est un décor fascinant, avec ses dorures, son protocole, ses gardes républicains, etc. Mais au fond, il ne s’y passe rien, rien derrière le décorum. Ce n’est pas un lieu de pouvoir, juste d’illusion du pouvoir. Alors, comme propos pour un film, montrer le vide, la vacuité, ça n’est guère palpitant… Quand j’ai arraché cette mission parlementaire sur les « métiers du lien », je me suis dit : c’est le moment.
Pourquoi ?
Parce que, cette mission, je ne la voyais pas comme un truc statique, enfermée dans un bureau, mais en mouvement, au grand air, à la rencontre des gens, des femmes… On aurait là le premier « road-movie parlementaire » ! Surtout, leurs métiers, à ces femmes, touchent aux corps, qu’elles soignent, qu’elles lavent, qu’elles portent. Et elles mettent du cœur à l’ouvrage. Bref, l’esthétique de l’institution, figée, avec son langage creux, convenu, allait être contrebalancée, télescopée, par cette chair, par ces émotions. Ça pouvait faire un contraste…
Côté contraste, il y a Bruno Bonnell, aussi…
Gilles Perret : Oui, quand François m’a raconté qu’il menait la mission avec Bruno Bonnell, je me suis dit : « Mais ils vont se taper dessus ! » Parce que je le connais un peu, Bonnell, il est de ma région, et il a une sacrée réputation ! Le modèle du marcheur startupper… Ce couple-là, ça a attiré ma curiosité, comme dit un mec de RTL dans le film : « Je voudrais voir à quoi ressembleront les enfants. » Surtout, je suis convaincu que le cinéma, même documentaire, c’est ça : des personnages interlopes, ni noir ni blanc, ou qui passent du noir au blanc, qui laissent perplexes. Que doit-on en penser ? Dans « Ma Mondialisation », je suivais Bontaz, un patron de chez moi, qui partait en Chine : est-ce qu’il fallait l’aimer ? Dans « Merci Patron ! » il y a le commissaire des RG : qui n’éprouve pas une affection bizarre pour ce type ?
Votre film bascule aussi au moment du premier confinement au printemps 2020…
F. R. : Dans un premier temps, en mars, tout s’arrête et on s’arrête avec. Et puis, je reçois des appels d’auxiliaires de vie sociale, qui m’alertent : « On est obligées de travailler, mais on n’a pas de masque, pas de gel, pas de blouse… » Et là, avec Gilles, on se dit : « Si elles continuent, nous aussi ! » Du coup, c’est aussi un témoignage, en arrière-plan, sur ce moment de notre histoire : les pompes à essence qui ordonnent « restez chez vous ! », les surblouses fabriquées dans la cuisine, les promesses de Macron sur les délocalisations, sur les inégalités, sur « les jours heureux reviendront ». Il ne faut pas oublier. Le pouvoir nous veut sans mémoire.
G. P. : Il faut se souvenir d’à quoi ressemble le pays, à ce moment-là : sur l’autoroute, il n’y a plus de voitures, dans les rues non plus. Quand je filme Dieppe, l’immobilité, c’est stupéfiant. Et le silence, on n’entend que les mouettes ! Alors, dans cet arrêt complet, ces dames qui poursuivent leur mission (parce que la vraie mission, c’est elles…), porte après porte, comme des fourmis du soin, comme des îlots d’humanité dans la nuit, c’est bouleversant…
Delphine, Sabrina, Assia, Hayat, Sandy… Toutes ces femmes sont extraordinaires.
F. R. : C’est tout l’enjeu, dans un cinéma comme le nôtre, qui ne va pas au bout du monde, qui reste au bout de la rue : c’est de rendre leur extraordinaire à des gens, à des personnes, que l’on regarde comme ordinaires, et qui se diraient sans doute elles-mêmes « sans histoire ». Tout homme, toute femme, est pour moi un mystère : qu’est-ce qui les tient ? Il faut réussir à les faire accoucher de ça, le donner à voir, à sentir.
G. P. : Un mouvement du film, c’est leur accession à la parole. Au début, François la porte pour elles dans l’hémicycle, sans qu’on ne les voie, sans qu’on ne les entende. Lors de notre première rencontre, certaines cachent même leur visage. Mais au fil des séquences, elles s’imposent au premier plan, jusqu’à faire résonner leurs mots, leurs colères, leurs espoirs, dans l’Assemblée.
Et au final, c’est elles qui font la loi !
F. R. : C’est la loi qu’avait, en filigrane, promise le président au printemps : « Il faudra se rappeler que notre pays tient aujourd’hui tout entier sur ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » Tout le film est une bataille, dans les medias, en commission, dans l’hémicycle, pour que les députés, les ministres, Macron passent des paroles aux actes. Pour qu’on reconnaisse et rémunère enfin ces femmes et ces hommes !
G. P. : Et notre film poursuit cette bataille. En les montrant, en les écoutant, avec on l’espère des projections- débats partout en France, on pose cette question : pourquoi ces métiers, essentiels, sont-ils sans statut, sans revenu ? Pourquoi, pour ces femmes des salaires de misères et des vies de galère ? Franchement, qui pense un instant qu’elles sont moins utiles que les traders et les publicitaires ?