Comment avez-vous eu l’idée de l’histoire de « La femme du fossoyeur » ?
Cette histoire s’inspire d’un événement réel qui s’est produit il y a environ dix ans, lorsque le bébé de mon frère est mort. C’était le premier décès dans la famille après notre déménagement d’Afrique en Finlande, j’avais 16 ans. Je suis né en Somalie et quand la guerre civile a commencé, nous avons déménagé en Éthiopie, le pays d’origine de ma mère. Le rituel d’enterrement en Finlande était nouveau pour nous. Il fallait une semaine pour organiser les funérailles, appeler l’imam, appeler les autorités et traiter avec l’hôpital. Ce n’était pas facile. Mon frère aîné m’a dit : Sais-tu combien il est facile d’enterrer quelqu’un en Somalie et en Éthiopie ? Il m’a expliqué qu’il y avait toujours beaucoup de fossoyeurs devant l’hôpital, attendant que quelqu’un meure, et ils l’enterraient en quelques heures. Traditionnellement, dans l’Islam, les enterrements ont lieu dans les 24 heures après le décès afin de protéger les vivants de tout problème sanitaire. Puis, je me suis souvenu de tous ces fossoyeurs que je croisais sur le chemin de l’école et je ne m’étais jamais arrêté pour y prêter attention ni même demandé : qui sont-ils ? que font-ils là ? À partir de ce moment, il y a eu ce personnage – le fossoyeur – qui est venu à moi, et il n’a pas voulu me laisser tranquille depuis.
Comment s’est déroulé le processus d’écriture ?
Quand je me suis assis pour écrire sur le personnage, j’ai fait le premier jet en deux semaines. C’était le voyage le plus émouvant que j’aie jamais fait, qui m’a ramené à mon enfance. J’ai créé des personnages à partir de personnes que je connais – des membres de ma famille – c’était très douloureux, mais en même temps c’était un processus très thérapeutique.
Quand ce personnage de fossoyeur a pris forme, était-il clair pour vous que le film porterait sur la vie et la mort ?
Le personnage principal, Guled, a une femme très malade qui peut mourir à tout moment. Il se bat vraiment pour faire de son mieux et sauver sa femme. Dans l’Islam, on nous dit de vivre comme si nous pouvions mourir à tout moment et de travailler comme si nous pouvions vivre éternellement. C’est aussi l’état mental du personnage. Il a une femme mourante, mais il cherche des cadavres pour vivre, donc il est tout le temps entre la vie et la mort.
Était-il important pour vous de montrer que Guled et sa femme Nasra avaient une relation très joyeuse, illustrée par la scène où ils s’incrustent à un mariage ?
Nasra est déjà malade au début du film, mais le spectateur ne le sait pas encore. J‘ai voulu montrer sa spontanéité, et quel type de relation ils entretenaient avant qu’elle ne tombe malade. Pourquoi Guled était tombé si amoureux d’elle et avait fait tant de sacrifices pour être avec elle. C’est la spontanéité de Nasra qui les a poussés à s’incruster au mariage. Guled est plus calme, plus réfléchi. Ils sont parfaitement assortis. Il sait quand la laisser s’amuser et suivre le mouvement.
Ils font leur entrée dans ce mariage avec une chèvre. Le film commence avec l’histoire d’un rat et il y a des chameaux dans la rue. Pourquoi y a-t-il tant d’animaux dans ce film ?
Quand j’écris des histoires, j’essaie d’observer l’environnement du lieu. Qui est là, ce qui se passe et ce genre de choses. Les animaux font partie intégrante de l’environnement de Djibouti. Je donne au spectateur de petits indices ici et là tout au long du film sur ce qui va se passer et les chèvres finissent par jouer un rôle charnière. Ainsi, la chèvre que nous voyons au mariage est certes un peu amusante, mais cela donne un indice : les animaux définiront la fin de cette histoire.
Pendant ce mariage, il y a beaucoup de musique et de danse. Toutes les chansons que nous entendons dans le film viennent d’Afrique. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
Je voulais que le film se passe entièrement en Afrique. Lorsque Nasra est allongée sur le lit, elle dit à son mari : « Souviens-toi de notre projet de mettre notre fils dans les meilleures écoles et ensuite de voyager en Afrique ». Même pour l’opération, ils disent qu’il faut aller en Éthiopie, et ce n’est pas vrai parce que les gens se rendent généralement en Inde, en Turquie, ou dans d’autres pays asiatiques. Il est presque impossible de se faire soigner dans la plupart des pays subsahariens. Il y a aussi beaucoup de films africains sur les migrants, avec des gens qui veulent aller à l’Ouest.
Je voulais donc que cette famille ait des rêves réalisables sur le continent africain, alors qu’ils ne sont pas très riches. J’ai beaucoup de famille en Afrique qui ne rêve jamais d’aller dans les pays occidentaux. C’est la même chose pour la musique, et c’est pourquoi j’ai voulu inclure des chansons africaines dans le film. La partition est signée Andre Matthias, un compositeur allemand extraordinaire, mais les chansons sont toutes sénégalaises.
Pourquoi les chansons sont-elles sénégalaises et non somaliennes ?
Les chansons somaliennes sont beaucoup trop modernes. En Somalie, avant la guerre civile, dans les années 60 et 70, il y avait de magnifiques musiques et chansons. Mais ensuite, après la guerre civile, la jeune génération a commencé à mélanger les vieilles chansons avec tant d’instruments, qu’ils les ont ruinées. Je ne trouvais pas de chansons assez sensibles pour traduire émotionnellement les scènes concernées, du coup j’ai pris des chansons sénégalaises en pensant que le public international ne verrait pas trop la différence !
L’opération de Nasra coûte 5000 $, c’est le salaire annuel d’un fossoyeur. Et Guled n’a que deux semaines pour trouver cette somme. Ne serait-ce pas plus facile de trouver des solutions en Occident ? Que voulez-vous dire sur la valeur de la vie et le système de santé en Afrique ?
En Afrique, beaucoup de gens meurent pour de toutes petites choses. La situation sanitaire en Afrique subsaharienne est démente, les gens n’ont pas suffisamment accès aux soins. Il faut y remédier car 5000 dollars au final ce n’est rien. C’est un héritage post-colonialiste : ces Africains ont tout eu, puis ils ont été abandonnés par les colonisateurs, sans système social. Une opération comme celle-ci serait facile à obtenir dans les pays occidentaux. Dans ce monde post-colonial, les occidentaux ont laissé les Africains sans outils pour survivre.
Pourquoi avez-vous décidé de ne montrer que les parties les plus pauvres de Djibouti ?
Être fossoyeur est l’une des professions les moins bien payées du pays. J’ai beaucoup discuté de l’univers du personnage principal avec Antti Nikkinen, qui est le chef décorateur, et avec le directeur de la photographie, Arttu Peltomaa. Nous avons pensé qu’il serait tout simplement bizarre de montrer la vie de cet homme, son environnement, et puis de le voir se promener au milieu de ces bâtiments modernes et magnifiques, dans des rues bordées d’arbres avec beaucoup de circulation. Nous voulions que son entourage et son environnement reflètent son statut social.
Quand Guled retourne au village pour voir sa mère, vouliez-vous nous ramener encore plus loin dans le temps et dans le mode de vie traditionnel ?
Le village est tout pour ces gens, c’est tout ce qu’ils ont. Ils ont leurs propres règles et leur propre communauté. Sous l’arbre de réunion, où les hommes se réunissent, c’est comme un tribunal. Les gens discutent, en bien ou en mal, des mariages et autres événements de la communauté. Pour moi, Guled est retourné au village pour trouver de l’aide. Mais c’est le village qui a l’air d’avoir besoin d’aide.
Combien de temps a duré le tournage du film ?
21 jours. Nous avions un planning très serré. Et, chaque acteur était débutant, y compris Yasmin Warsame et Omar Abdi, qui n’ont jamais fait de long métrage. Je n’ai trouvé l’enfant, Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim (qui joue leur fils Mahad) que deux semaines avant le début du tournage. Tout faire en 21 jours avec des acteurs non-professionnels était très difficile. Nous n’avons jamais fait de lecture sur table ni beaucoup de répétitions, mais j’ai eu beaucoup de chance d’avoir ces comédiens.
Comment avez-vous procédé au casting des acteurs ?
Je fais toujours un casting de rue. Il n’y a pas beaucoup d’acteurs professionnels somaliens, ni en Finlande ni ailleurs, alors je suis toujours en train de courir après les gens dans la rue. Sauf Omar, qui est un vieil ami, qui a joué dans le premier court métrage que j’ai écrit, « Citizens » (2008) et que Juho Kuosmanen a réalisé. Et la manière dont j’ai trouvé Yasmin est assez drôle. C’est une « super top model ». En 2013, elle a fait une campagne pour la collection d’été d’H&M, placardée partout à Helsinki. Je me souviens que je suis sorti du métro et j’ai vu une énorme affiche d’elle. Puis je l’ai cherchée sur Google. Elle est complètement différente sur chaque photo. Elle a cette beauté unique et si flexible que vous pouvez la faire ressembler à un homme âgé, ou à une jeune et très belle femme. Je savais qu’elle serait parfaite pour le rôle de Nasra.
Mettre la main sur un top model, ça ne doit pas être facile…
Pas simple en effet mais heureusement, le producteur s’en est chargé. Yasmin est tombée amoureuse du script. J’étais vraiment anxieux quand je l’ai appelée mais au bout de deux minutes, on riait, on plaisantait, on parlait comme deux personnes qui se connaissent depuis toujours. C’est une personne incroyablement humble et terre à terre, qui plaisante beaucoup. C’était vraiment facile de travailler ensemble.
Et pour Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim, qui joue le rôle de leur fils Mahad ?
Nous sommes allés dans une école près de l’hôtel où nous étions logés. Il y avait environ 50 enfants par classe. Je me suis présenté aux élèves, en expliquant ce que je faisais. Tout en leur parlant, je faisais attention à qui écoutait, qui était attentif et qui ne l’était pas. Et je me souviens, en regardant et en parlant, j’ai vu ce gamin qui disait à son ami turbulent de se taire et d’écouter. Il y avait quelque chose chez lui. J’ai demandé au superviseur de la production locale (qui joue également le médecin dans le film) de choisir ce gamin en premier. Les choses se sont faites à partir de là.
Et comment les acteurs et l’équipe locale ont-ils réagi au scénario ?
Personne n’a eu le scénario en entier à part Omar et Yasmin, parce que le film contient une scène intime, et nous tournions dans un pays musulman avec une équipe locale. J’ai expliqué à l’équipe finlandaise le jour où nous avons tourné cette scène intime dans la douche que je ne voulais pas que l’équipe locale soit présente, car une seule photo aurait pu arrêter toute la production du film. Il aurait suffi qu’une personne l’envoie à la police ou aux autorités pour qu’on pense qu’on tournait un film porno. J’ai donc retiré toutes les scènes intimes du scénario envoyé à la production locale. Seule l’équipe finlandaise, ainsi que Yasmin et Omar, ont reçu l’intégralité du script.
Comment avez-vous géré la scène de la douche avec les acteurs ?
Nous avons eu de nombreuses discussions avec Omar. Il est grand-père, et très respecté au sein de la communauté somalienne en Finlande. Il connaît tout le monde. Il y avait beaucoup d’enjeux pour lui, aussi parce qu’il est marié. Les baisers et les scènes intimes, c’est plutôt Hollywood, ce n’est pas dans nos habitudes. Nous avons donc eu une longue, longue, longue discussion sur ces scènes particulières. Omar a finalement accepté mais c’était très difficile. Moins pour Yasmin parce qu’elle est mannequin, elle a l’habitude de se retrouver devant des gens presque nue, elle était très à l’aise. Mais avec Omar, c’était vraiment très difficile.