La Ligue de l’enseignement : Vous avez réalisé en 2013 Les Jours Heureux, sur le programme du Conseil national de la Résistance ; La Sociale est-il une suite des Jours Heureux ? Souhaitez-vous continuer dans de prochains films à vous intéresser à des aspects particuliers de ce programme ?
Gilles Perret : Dans un sens, c’est en effet une suite. À l’issue de la guerre, il y a un très beau programme et tout le monde a l’air à peu près d’accord pour l’appliquer. Mais j’ai été très étonné, alors que je sillonnais la France pour accompagner Les Jours Heureux dans des débats, de constater que ce que les gens savent de la Sécurité sociale est très limité, même dans le public plutôt « Art et Essai » qui assiste aux projections. Je trouve dramatique que les gens méconnaissent cette histoire alors que la sécurité sociale fait partie de leur quotidien. Ceux qui en parlent citent de Gaulle, la Libération, mais c’est à peu près tout. Il faut aller plus loin, lorsqu’on sait que de Gaulle a laissé passer cette disposition mais sans en être ni à l’initiative, ni à la concrétisation.
Et je constate dans les premières projections publiques de La Sociale, que les gens découvrent ce monde, avec le sentiment d’avoir été un peu trompés dans leur Histoire. Là où on aurait pu croire que tout le monde allait être d’accord pour mettre en place l’accès à la santé pour tous et les retraites, on constate que ça a été beaucoup plus compliqué que ça. Croizat et Laroque, en définitive, avaient beaucoup d’opposants à la mise en place de ce projet : le patronat bien sûr, mais aussi la mutualité, car elle perdait dès lors ses prérogatives ; et l’Eglise, qui se voyait dépossédée de ses caisses de solidarité ; la médecine libérale, également, qui craignait tout à coup d’être dirigée par la CGT ; la CFTC, qui refuse de participer à la mise en place des caisses estimant que la CGT était en situation de monopole ; et jusque dans les rangs de certains travailleurs, qui bénéficiaient de ce qui allait devenir les « régimes spéciaux », et qui avaient des avantages supérieurs avant la guerre… Bref, cela fait beaucoup d’opposants, ce qui fait que la généralisation, voulue à l’origine par le CNR, ne s’est pas complètement réalisée : les indépendants, les paysans ont refusé d’y participer, les régimes spéciaux se sont mis en place. En fait, la Sécurité sociale a couvert l’ensemble des salariés du commerce et de l’industrie.
La fenêtre qui s’est ouverte avec toutes ces mesures progressistes à la Libération s’est assez vite refermée : la belle idée était de couvrir tous les risques – maladie, allocations familiales, vieillesse, accidents du travail – avec la même caisse, et de tout mutualiser. Même l’assurance chômage, si on était resté dans la logique du CNR, aurait dû intégrer la Sécurité sociale. Mais le rapport de force a changé dès 1947, lorsqu’ont été créés les premiers régimes complémentaires de retraite, c’est alors que le patronat commence à reprendre la main. Gilles Perret 7 éclairages sur le sujet du film À la fin des années 40, on crée l’UNEDIC, et, de la même manière, on le crée à part de la Sécu, et on le gère de manière paritaire. Bref, on finit par créer une multitude de caisses, dans un système auquel plus personne ne comprend rien. Plus les années vont passer, plus ce système va se technocratiser, et plus il va se dépolitiser.
Pour en revenir à la question initiale, oui, c’est un peu une suite, et on pourrait également s’intéresser à d’autres aspects : le CNR avait des réflexions intéressantes sur l’énergie par exemple, qu’il considérait comme trop importante pour être laissée entre les mains du privé : ce sont des questions qui sont toujours d’actualité, en période de réchauffement climatique, de transition et d’indépendance énergétique… Même si je ne veux pas faire ma carrière sur la déclinaison des différentes propositions du CNR, il est sûr qu’il reste encore de beaux films à faire !
LE : Peut-on résumer les grandes étapes de la Sécurité sociale ?
GP : La fondation de la Sécu, c’est donc en 1946/1947. La grande force, c’est que les militants, CGT principalement, ont mis en place toutes les caisses – retraite, maladie, allocations familiales – dans tous les départements en moins d’un an. C’est une véritable prouesse, car ils mettent cela en place en plus de leurs heures de travail.
Le tournant suivant, c’est en 1967 lorsque de Gaulle décide de diviser les risques, et de mettre en place une caisse par risque : une caisse maladie, une caisse retraites, une caisse allocations. C’est alors que ces caisses gérées à 75% par des salariés voient s’instaurer la parité. La parité avec un syndicalisme divisé signifie un avantage donné au patronat. La logique change alors, et l’on dérive d’une logique politique vers une logique gestionnaire, dont on ne sortira plus. C’est à ce moment-là qu’apparaît dans les archives la notion de « trou de la sécu ». Cette notion est toujours mise en avant pour mettre à mal l’institution.
Ensuite, on arrive au basculement des années 80, où on retire peu à peu les prérogatives des syndicats, en même temps que l’idéologie néolibérale infléchit la réflexion vers la protection individuelle plutôt que la protection collective. Jusqu’en 2004 en définitive, date à partir de laquelle il n’y a plus de représentation salariée dans les caisses de sécu. C’est Alain Juppé qui fait entrer la finance dans la Sécurité sociale, en refusant d’augmenter les cotisations et en jouant sur les emprunts sur les marchés. Et finalement, sous Jean-Pierre Raffarin, toute délégation ouvrière est évacuée du processus décisionnel : les syndicats n’ont plus qu’un avis consultatif.
Cela ne veut pas dire que c’est la fin de l’histoire, parce que les Français sont très attachés à la Sécurité sociale : les gens comprennent que c’est important. Si l’on regarde bien, le financement de la Sécu se fait encore au trois-quarts par la cotisation : c’est encore le fruit du travail et de la mise en commun qui nous protège collectivement.
LE : Certes, trois-quarts c’est bien, mais cela ne suffit pas, apparemment…
GP : Non, mais le trou de la Sécu, on l’a comblé pendant très longtemps : il existe depuis les années 50. C’est tout simplement parce que la Sécu n’a jamais été imaginée pour être bénéficiaire. Chaque fois qu’il y avait de nouveaux besoins, on a augmenté les cotisations. Il est sûr que les gens vieillissent plus et que la santé coûte plus cher, mais en même temps on génère plus de richesses dans le pays. Il faut ensuite décider si l’on veut continuer de cotiser et de collectiviser, ou si l’on préfère que chacun se débrouille de son côté, même si l’on sait que cela va coûter plus cher et que ce sera moins égalitaire.
On a les moyens de combler ce trou, puisqu’il est de 15 milliards, alors qu’on exonère les entreprises de cotisations patronales à hauteur de 40 milliards d’euros : c’est une question de choix politique. Ce trou arrange tout le monde : plus on en parle, plus on sous-entend que la Sécu ne marche pas bien, alors qu’elle marche très bien. Juste un exemple : le coût de fonctionnement de la Sécu représente 6% de son budget : ce n’est rien du tout lorsqu’on considère que le coût de fonctionnement des complémentaires privées et des mutuelles représente 25% de leur budget. Cela signifie que si nous basculions dans un système de complémentaires, comme aux Etats-Unis par exemple, cela nous coûterait de toute façon quatre fois plus cher.
De plus, ce serait plus inégalitaire car pour l’instant, chacun cotise selon ses moyens. Dans un système privé, chacun prendrait la mutuelle qu’il peut, pour un accès aux soins très varié. Juste un chiffre : la France dépense 12% de son PIB pour se soigner, alors que les Etats-Unis dépensent 18% pour des conséquences sanitaires désastreuses. Normalement, il suffirait de citer ces chiffres-là pour défendre l’institution, mais l’image du trou de la Sécu, et des fonctionnaires qui sont inefficaces a tellement d’impact aujourd’hui qu’on n’est pas cru lorsqu’on les cite.
La conclusion du film est qu’un système où tout le monde participe et cotise est plus juste et marche mieux lorsqu’il n’y a pas d’intermédiaire. Le budget total de la Sécu, c’est 630 milliards d’euros par an, qui sont directement reversés et échappent complètement à la loi du marché : il n’y a pas de ponction, sauf pour les 8 éclairages sur le sujet du film 6% de fonctionnement.
On voit aujourd’hui une inflexion vers le privé, surtout depuis la loi sur la tarification à l’acte qui permet de morceler un soin global en plusieurs actes : ce qui est rentable, les cliniques s’en chargent, mais les maladies infectieuses, chroniques, ou à l’issue aléatoire sont pour l’hôpital public. Cela est passé dans les mœurs, puisque même des députés socialistes défendent ces idées-là.
LE : Croyez-vous que la volonté de mise en place aux États-Unis d’un système qui s’apparente à notre sécurité sociale ait pu provoquer une sorte de « réveil des consciences » dans notre pays ?
GP : Oui. je pense que ça interroge les gens, et qu’au moins, avoir un coup de projecteur sur un pays qui est en train de mettre en place un système de protection sociale, ça leur fait se poser la question « qu’est-ce que serait la vie sans la sécu ? », qui est une question que l’on ne se pose jamais, de la même manière qu’on ne se rend pas compte de ce que peut être l’angoisse de ne pas être protégé du lendemain.
Il est sûr, de toute façon, que si la Sécu ne bénéficiait pas de ce capital sympathie et ne tenait pas grâce aux cotisations, il y a longtemps qu’elle aurait été démantelée.
Dans le même temps, Claude Reichman, que l’on voit dans le film, et qui fait des conférences pour lutter contre le monopole de la Sécu et pour la possibilité de se désaffilier, tient un discours qui prend dans la société française. Le discours est évidemment séduisant, surtout auprès de personnes jeunes et en bonne santé, qui paient des cotisations, n’utilisent pas encore beaucoup le système de santé et ont donc l’impression de payer pour les autres.
LE : Mais il est vrai, que ce sont majoritairement les jeunes en bonne santé qui paient pour les autres. Il y aurait sans doute un travail de pédagogie à faire, non ?
GP : Bien sûr ! C’est une question d’éducation, et d’éducation populaire ! Il s’agit de décider si l’on prend soin des autres pour être protégés collectivement, ou si chacun se débrouille. Si l’on n’explique pas les fondements de la Sécurité sociale, cet esprit de solidarité intergénérationnelle, de solidarité entre bien portants et malades, il est sûr que des comportements très individualistes se font jour très rapidement.
Cela se voit très fréquemment, par exemple, avec les travailleurs frontaliers : en Suisse, il n’y a que des assurances privées, des mutuelles etc. Alors, ils prennent une mutuelle en Suisse et disent que ce n’est pas cher, mais lorsqu’ils vieillissent et que le risque grandit, un membre de la famille trouve un petit boulot à temps partiel en France, qui suffit à protéger la famille : c’est commode !
En tout cas, je me régale par avance des séances scolaires autour du film, parce que cette histoire-là n’est pas – ou très mal – racontée. L’explication de la feuille de paie pourrait être intéressante, également : tous ces prélèvements, on ne sait pas ce que c’est, on a l’impression que c’est de l’argent qui est jeté dans un trou pour on ne sait qui. Il y a un énorme travail d’éducation à faire autour de l’Histoire sociale, ne serait-ce que pour ne pas se laisser bercer par le discours ambiant.
LE : Les gens, au sortir de la Seconde guerre mondiale, avaient de toute façon une fibre sociale qui venait de ce qu’ils avaient vécu…
GP : Oui. Par ailleurs, en travaillant sur la période des années 30, je m’aperçois que les raisonnements et les positionnements actuels sont les mêmes qu’à cette époque : on observe des comportements similaires ainsi que les mêmes mécanismes en économie, qui sont cycliques : la montée des fascismes, la question de la captation des richesses par une minorité, l’individualisme, la haine de l’autre… Certes, l’histoire ne repasse pas les plats, mais quand même…