Comment avez-vous rencontré Gaspar ? Comment avez-vous réussi à suivre ce périple du début à la fin ?
J’ai rencontré Gaspar il y a six ans. Un journaliste que je connaissais travaillait sur un article sur les objets les plus chers créés par des hommes – comme des montres ou des bijoux. Il se trouve que les plus chers sont de vieux violons, fabriqués il y a plusieurs siècles. On lui avait indiqué un luthier de Cremone (en Italie), le berceau du violon. Comme ses collègues, Gaspar avait étudié les mystères et les énigmes qui entourent les anciens maîtres Stradivari et Guarneri. Leurs violons se vendent à plus de 10 ou 12 millions d’euros, et les artistes les plus renommés préfèrent jouer sur ces instruments. Comment se fait-il que personne n’ait réussi à fabriquer des violons aussi bons et précieux en 300 ans ?
Cela faisait déjà plusieurs années que Gaspar s’efforçait de résoudre une des plus grandes énigmes, à savoir trouver le meilleur bois. Plus spécifiquement l’érable moiré bosniaque dont sont issus les violons de Stradivari. Beaucoup pensent que c’est sans doute le plus grand secret. Et beaucoup disent que ce type de bois est introuvable aujourd’hui. Gaspar nous a dit alors qu’il avait travaillé sur une carte au trésor, et contacté des sources susceptibles de le guider vers un ou plusieurs arbres ayant subsisté. Sans en parler à personne. Nous avons donc décidé de le suivre avec la caméra.
La phase de production en tant que telle fut déjà une épopée, avec beaucoup de recherches, pour établir un bon contact et une relation de confiance avec les différents intervenants. C’est compliqué de travailler depuis la Norvège quand on veut suivre un luthier qui vit en Italie et qui traque du bois en ex-Yougoslavie.
Nous avons travaillé six ans sur ce film – sans savoir si nous allions parvenir au résultat rêvé. À vrai dire, Gaspar avait peu de chances de réussir. Mais à mon sens, le plus excitant était la chasse en elle-même. Et aussi l’histoire d’un homme avec la majeure partie de sa vie derrière lui, qui désormais se bat pour réaliser le rêve d’une existence et pour fabriquer son chef d’oeuvre. Je pense que les gens peuvent s’identifier à ça. Moi par exemple, j’espère que mon meilleur film reste à faire.
La frontière entre documentaire et fiction est parfois très mince. Certaines scènes ont sans doute été dirigées ou retournées. Il y a plusieurs intrigues et de nombreux personnages. On a parfois l’impression d’être dans un film dramatique. Comment arrivez-vous à définir les limites entre fiction et documentaire ?
Nous avons planifié le tournage autant que possible, et tous les événements et situations du film sont véridiques, et tous les intervenants sont réels. Il n’y a pas eu de manipulation de notre part, nous avons juste essayé de garder le contrôle autant que possible. Nous voulions réussir à produire ce film avec un niveau d’exigence très élevé sur la qualité de la photographie et le son.
Il a fallu reconstituer certaines conversations téléphoniques que nous avions ratées, mais on s’était arrangé avec les participants pour être présents à chaque échange, et enregistrer ou filmer chaque fois que c’était possible. Et c’est ce que nous avons fait.
Je comprends bien que certains vont appréhender cette histoire comme un territoire entre fiction et documentaire. Pour moi c’est un vrai conte de fée du réel. Pour beaucoup de gens, les contes de fée ne sont qu’imagination et fiction. Oui, il est question de chasse au trésor, d’arbres qu’on dit magiques, d’énigmes et de mystères, de héros et de bandits, d’une nature somptueuse et d’obstacles menaçants – et d’un homme qui cherche son trésor à l’autre bout de l’arc-en-ciel. Mais c’est une histoire vraie.
La quête musicale de Gaspar prend des allures de thriller. Comment avez-vous abordé les scènes avec l’intermédiaire, le dealer de bois et la forêt minée ?
Avec ses recherches et l’aide de connaissances, Gaspar a pris contact avec plusieurs personnes au Montenegro et en Bosnie. Nous avons donc décidé d’aller en Bosnie avant lui, pour voir si c’était intéressant en termes de casting et d’image. Nous avons bien accroché avec l’intermédiaire Bojan, et nous avons compris qu’il serait une pièce maîtresse de la quête de Gaspar, pour trouver l’arbre de sa vie. Bojan a joué aussi un rôle important d’interprète, pour Gaspar et pour nous. Son approche directe orientée vers des solutions a donné le ton pour Gaspar et nous a ouvert des portes pour rencontrer d’autres personnages du documentaire, comme le luthier Mirko, et le dealer de bois Marko avec son arbre au milieu des mines dans la forêt montagneuse. Sans compter Samir, l’imprévisible dealer de bois qui fait un business louche en périphérie de Sarajejo. Toutes ces scènes n’ont été filmées qu’une fois au moment où elles se déroulaient. Nous nous sommes donc préparés à gérer différents scénarios.
Les métiers de l’artisanat sont très cinématographiques. On peut citer par exemple « Le sabotier du Val De Loire » de Jacques Demy. On pourrait regarder Gaspar travailler le bois d’érable sans se lasser. Mais qu’en est-il du son ? Comment avez-vous enregistré et mixé le son des meilleurs violons joués par les meilleur.e.s violonistes ? C’est après tout le but ultime de vos protagonistes.
Nous avons attaché beaucoup d’importance à l’image et au son du film. Dans cet environnement mêlant les meilleurs musiciens, une musique puissante, une nature imposante et de belles valeurs, nous avons mis d’entrée de jeu la barre très haut sur la photographie et le son. Sur tous les voyages impliquant des tournages, nous avions avec nous Adrian Strumse, un ingénieur du son, lui-même violoniste, ayant l’expérience des concerts. Là aussi, la préparation revêtait une importance particulière et Adrian a fait un travail formidable pour créer une harmonie entre plusieurs artistes et différents lieux. Avec autant d’ambition que nous. La musique du film a également été enregistrée en studio avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo.
Comment est l’ambiance entre luthiers ? Le documentaire démarre avec une compétition pour le meilleur violon dans la ville du Stradivarius. Est-ce que la compétition fait rage entre grands maîtres et stars montantes ?
Le concours de violon à Cremone était très intéressant.
Ça m’a donné un bon aperçu de ces gens qui dédient leur vie aux violons. C’était essentiel de mieux les connaître et d’approcher cet univers. Comprendre comment ils travaillent, quelle est leur logique, et pour que le film les traite avec respect et précision de l’intérieur – pas seulement avec un regard extérieur. Mais oui, le concours de violon est très dur et les luthiers sont dans la compétition. Il a lieu tous les trois ans seulement, avec des luthiers et des violons du monde entier.
Qu’est-il advenu du violon ?
En janvier 2020, Gaspar s’est rendu à Garmisch-Partenkirchen pour rencontrer Janine (Jansen) à l’hôtel Schloss Elmau (Bavière) où elle donnait des concerts. Comme vous pouvez le voir dans le film, c’est à ce moment qu’il lui a remis le violon, quatre ans après leur rencontre. Janine a joué avec ce violon pendant le concert et Gaspar était extrêmement fier. Après le concert, Gaspar avait prévu de ramener le violon à Cremone pour faire quelques ajustements après avoir vu Janine jouer avec sur scène. C’est commun chez les luthiers d’ajuster le nouvel instrument au style du violoniste élu.
Quatre semaines après leur entrevue à Garmish, le coronavirus a commencé à dévaster l’Italie – en particulier en Lombardie. Le reste appartient à l’histoire désormais.
Maintenant – un an et demi plus tard, les Italiens (et Gaspar) ont presque retrouvé un quotidien normal. Et en ce moment-même le violon est conservé précieusement dans un coffre dans l’atelier de Gaspar. Janine a attrapé le coronavirus et a été malade. Elle a enfin pu inviter Gaspar en novembre pour une nouvelle rencontre. Il pourra lui ramener le violon, et un second violon fabriqué à partir du même bois. Au total il a de quoi fabriquer environ six violons avec ce bois d’érable moiré.