Comment est né le projet du FEU SACRÉ ?
Au départ je voulais faire un film sur un plan social, dans une région désindustrialisée. Je me demandais comment des hommes et des femmes d’une cinquantaine d’années s’organisaient pour survivre quand ils perdaient leur travail, dans des secteurs frappés par le chômage de masse. La région du nord m’intéressait particulièrement.
J’ai cherché pendant des mois. Un jour, j’ai entendu que des salariés de l’aciérie Ascoval, proche de Valenciennes, avaient arrêté la production et bloquaient les carrefours autour de l’usine pour protester contre sa fermeture imminente.
J’ai sauté dans ma voiture et je suis allé les retrouver, à 5 heures du matin, autour d’un feu de pneus, à côté de l’usine.
Je me suis installé avec eux et j’ai commencé à tisser des liens.
Une semaine plus tard, ils ont eu rendez-vous à Bercy et une solution provisoire a été trouvée. Ils ont obtenu des commandes et des aides pour survivre encore quelques temps. Ils avaient un an pour trouver un repreneur et sauver l’aciérie.
Mon projet de filmer un plan social est tombé à l’eau. Le film aurait pu s’arrêter là.
Mais j’avais déjà eu le temps de m’attacher à eux et ils dégageaient une force incroyable. Je sentais qu’ils ne lâcheraient rien et que tous les employés, de la direction aux salariés en passant par les responsables syndicaux, voulaient tout tenter pour survivre.
Mais il est très difficile d’obtenir l’autorisation de filmer à l’intérieur d’une usine. Alors j’ai tenté le tout pour le tout et j’ai pris contact avec Cédric Orban, le directeur de l’usine. Il a accepté de me recevoir. Je lui ai dit la vérité, simplement. J’avais envie de suivre cette année périlleuse en filmant librement dans l’usine, au plus proche des employés.
A ma grande surprise, il a accepté sans conditions. Il a cru au projet en me disant « au mieux cela montrera que l’on peut sauver l’industrie en France, au pire ça offrira aux salariés un beau souvenir ».
Le lendemain je me présentais à la porte de l’usine. J’ai eu une formation de sécurité, ils m’ont donné un équipement de protection et j’ai commencé à partager le quotidien de ceux qui deviendront les héros du « Feu Sacré ».
Tourner dans une usine, surtout de ce type, impose-t-il des conditions particulières ?
Toutes les usines sont des lieux potentiellement dangereux.
Mais je pense qu’une aciérie est ce que l’on peut imaginer de pire.
Vous côtoyez des poches d’acier liquide chauffées à 1700 degrés, il y a des projections de métal lors de certaines opérations, des déplacements de charges lourdes. Et des moments particulièrement critiques comme lors du chargement de la ferraille dans le four. A cet instant par exemple personne ne doit être à découvert face au four.
Le chef de poste au four, Jean-Michel Peressoni, a pris beaucoup de temps pour me montrer les lieux. Il en connait chaque recoin. Avec patience et passion, il m’a transmis beaucoup de savoir. Il m’a expliqué chaque phase de la fabrication de l’acier. J’avais envie de tout comprendre, pour être capable de filmer au mieux. Il m’a aussi alerté de tous les dangers. Et peu à peu, m’a laissé me déplacer seul. La première fois que je me suis promené seul avec ma caméra a été très forte en émotion.
L’aciérie semble être personnage à part entière, avec toutes ces machines qui s’animent et le feu qu’elle recèle.
Pour les aciéristes, leur usine est un être vivant. Un peu comme dans un conte pour enfant. Chacun entretient avec elle une relation intime. Et j’ai moi aussi fini par ressentir sa vie.
J’avais l’impression d’être dans le ventre d’un dragon.
Il avale des montagnes de ferraille, qui sont chargées dans sa gueule bouillonnante par d’énormes bennes. Quand l’acier est fondu, le vacarme est assourdissant. Le four crache des gerbes de feu de toutes parts. C’est extrêmement impressionnant. J’ai passé des mois à l’observer. Dans un mélange de crainte et de fascination.
Je me suis attaché à cette usine et j’ai fini par comprendre l’amour que ces aciéristes ressentent pour elle.
Les aciéristes d’Ascoval sont les alchimistes de notre industrie. Ils transforment la vulgaire ferraille de récupération, en aciers spéciaux, les plus techniques.
Comment les employés de l’aciérie ont-ils vécu la présence de la caméra ?
Faire accepter une caméra dans un milieu fermé est toujours délicat. C’est pour cela que je passe énormément de temps à faire mes films. Je suis là au maximum, avec la caméra toujours à la main, même si je ne tourne pas. Elle fait partie de moi et doit être présente en permanence. Si je m’en sépare, il est alors difficile de la réintroduire.
Ensuite il y a une première phase, assez longue, pendant laquelle je rencontre chacun et j’explique qui je suis et ce que je fais. Les médias n’ont pas bonne réputation en général et cela m’oblige à beaucoup de pédagogie. D’où vient l’envie de les filmer, ce que cela pourrait raconter, comment. Et bien sûr, la liberté de chacun d’y participer ou pas.
Dans le cas présent cela a été difficile car les salariés étaient à bout de force, épuisés par des années d’incertitudes. Et beaucoup pensaient que j’étais venu pour filmer leur mort. Alors que moi j’étais persuadé de filmer leur combat pour la vie.
Certains ont eu envie de participer. D’autres pas du tout. C’est normal. Alors je me suis accroché à ceux qui m’ouvraient la porte.
Ensuite il y a un moment très particulier ou le tournage bascule. J’ai remarqué cela souvent. Après la première phase d’explication, quand tout le monde me connait et que j’ai commencé à trouver ma place, un jour j’arrive et au lieu de me dire « vous faites quoi avec votre caméra ? » les salariés de disent « salut Eric, tu étais où ? Ca fait longtemps qu’on ne t’a pas vu ».
C’est un moment magique. Le tournage en immersion peut vraiment commencer.
Ce qu’on sent tout de suite, ce sont les vies et les liens particuliers de ces ouvriers.
L’aciérie est une grande famille. Chacun se connait, souvent depuis longtemps. Et les membres manifestent une belle solidarité. Cela m’a surpris les premiers jours de voir que tous s’embrassent pour se saluer et s’appellent « frère ». Parfois même « gros ». C’est très fort comme lien. Alors comme dans toutes les grandes familles il y a des amitiés et des tensions. Mais au-dessus de tout domine l’identité d’aciériste, la fierté du monde industriel et l’amour inconditionnel de cette usine « qui les nourrit ».
Ascoval n’est pas n’importe quelle aciérie, elle est aussi un symbole politique du quinquennat Macron, voire d’un certain cynisme des hautes sphères des pouvoirs (politique, financier) face à l’avenir de l’industrie en France ?
Ascoval est l’exemple même d’une industrie sacrifiée au nom de la mondialisation économique. Cette usine est presque neuve, elle s’inscrit dans le développement durable avec son four électrique de recyclage très peu émetteur de CO2. Les salariés sont hyper qualifiés. Et la France a besoin d’acier. Mais Vallourec, le groupe qui a crée l’usine il y a 40 ans, a décidé de produire son acier à moindre coût au Brésil. Et dans des conditions environnementales désastreuses.
Fermer cette usine aurait donc été un exemple de plus de gâchis industriel. Et humain.
Le combat des salariés d’Ascoval a été médiatisé et est devenu une épine dans le pied du quinquennat Macron. Pour la défendre tous les responsables politiques de la région ont fait une union sacrée, allant des communistes à la droite. Sous la pression, le gouvernement a fini par admettre qu’il vaudrait mieux aider Ascoval à survivre.
Mais alors que le ministre de l’économie et des finances Bruno Lemaire s’engage à tout faire pour aider Ascoval à s’en sortir, les salariés et la direction d’Ascoval découvrent qu’à Bercy, certains jouent un double jeu. L’administration semble encore sous l’influence de Vallourec qui veut coûte que coûte la fermeture de cette industrie.
Cette histoire est un cas exemplaire de lobbying d’une grande entreprise au coeur de l’administration. Et cela a failli avoir des conséquences désastreuses pour les 300 salariés d’Ascoval.
L’aciérie a une histoire, un savoir-faire, un ancrage très fort dans le territoire… Cela a-t-il rendu plus brutales les menaces de fermeture ?
Ce territoire a souffert depuis des décennies de la désindustrialisation. Et quand une usine ferme, en général, l’emploi ne revient pas. La France comprend de nombreuses zones sinistrées qui n’ont pas pu rebondir et trouver un second souffle. Elles sont devenues des déserts industriels. Ensuite c’est un effet domino. Tout le territoire se délite. Les médecins, les écoles, les services…
Il faut donc maintenir l’emploi coûte que coûte. Cela explique pourquoi tous les responsables politiques régionaux se sont impliqués dans la défense de l’aciérie.
Au milieu du collectif, des visages se détachent, Nacim, Olivier, le patron Cédric Orban, … Comment et quand cela s’est-il imposé, dès l’écriture, au tournage ou au montage ?
Dans ce genre de film j’écris des intentions. Les vrais personnages se révèlent toujours au moment du tournage. Cela dépend de la relation que j’arrive ou pas à établir avec eux. L’affinité y est pour beaucoup. Mais cela dépend aussi du réel. Les histoires ne sont pas écrites et ils ne connaissent pas leur rôle à l’avance. Cela me demande d’être présent sur tous les fronts et de suivre chaque rebondissement. Car un personnage qui semble secondaire peut se retrouver au centre du film.
Cédric Orban m’a accordé sa confiance dès le départ car c’est lui qui m’a ouvert les portes de l’usine. Je l’ai peu filmé au début. Seulement sur des entretiens d’étapes. Et il est devenu de plus en plus direct avec le temps. Sans lui, le film n’aurait pas existé.
Nacim a été dès le départ très accueillant. C’est lui qui le premier m’a informé des évènements à venir. Des rendez-vous à Bercy, des réunions syndicales, des tensions dans l’usine. Il exprime les choses avec simplicité et humanité. Il est toujours au service du collectif.
Olivier a mis plus longtemps à me laisser approcher. Il dirigeait la CFDT qui était majoritaire. Sa responsabilité syndicale était importante et il devait en permanence faire face aux inquiétudes des salariés. Je pense qu’il se méfiait de moi et considérait que j’étais plus un encombrement qu’autre chose face aux enjeux qu’il devait affronter.
Et un jour ça a basculé. Alors que nous allions à une audience au tribunal de Strasbourg avec lui et d’autres syndicalistes, j’ai fait une interview.
Malgré quelques dissensions, la direction et les salariés semblent parler d’une même voix, est ce que c’est ce que vous avez voulu montrer, la victoire du « collectif » ?
La victoire d’Ascoval est LA victoire du collectif. C’est ce qui la rend aussi exemplaire.
Patronat, syndicat et salariés unis pour sauver leur usine. Et ça a fonctionné.
Cela ne vaut pas pour autant dire que l’union a été facile. Comme le montre le film il y a eu des moments douloureux. Des renégociations sur le temps de travail pas simple. Mais le dialogue n’a jamais été rompu et le bon sens l’a emporté sur les positionnements idéologiques.
Il faut quand même rappeler un point important : le président Cédric Orban a toujours refusé la demande des repreneurs de commencer par faire un plan social. Ils lui ont souvent demandé de commencer par virer 80 personnes. Cédric Orban s’y est opposé. Ce positionnement a beaucoup compté dans sa relation avec les syndicats.
“Le Feu sacré” se déroule dans une usine, comme votre premier film. Comment l’interprétez-vous dans votre filmographie personnelle et dans celle d’une certaine tradition du cinéma documentaire en général ?
Avec le Feu sacré je boucle un parcours de 30 ans de documentaires.
En sortant de l’Ecole Louis Lumière en 1990, je suis parti vivre en immersion dans une usine chinoise pendant quatre mois. « Les Enfants du Parti » raconte la relation entre le Parti Communiste et les ouvriers dans une usine chinoise. Sans le savoir, je pratiquais déjà la forme documentaire qui me correspond : l’immersion.
J’ai ensuite essayé beaucoup de genres dans ma carrière, allant du portrait intime à l’investigation. Mais quand je regarde ma filmographie, je sais aujourd’hui que le documentaire en immersion est le genre de cinéma qui me convient le mieux. Tous mes films racontent des combats. J’aime vivre avec ceux que je filme, pendant de longues périodes, jusqu’à me fondre totalement dans le paysage. J’aime partager leurs combats en pensant finalement que ce sont les miens. J’aime affirmer ma subjectivité en ressentant que leur histoire est la mienne.
Longtemps taxée d’immobilisme, la lutte contre la délocalisation d’usine comme Ascoval, au vue de la crise sanitaire liée au Covid 19, n’apparait-elle pas comme une solution d’avenir ?
La crise du Covid 19 montre de manière flagrante les dangers de la globalisation et des délocalisations. Le ministère de l’économie et des finances semble découvrir face à la pénurie de masques et de médicaments que nous sommes dépendants de pays étranger sur des secteurs stratégiques. Bruno Le Maire a même reconnu que « L’épidémie change la donne de la mondialisation et montre que, dans certaines filières, les difficultés d’approvisionnement peuvent poser un problème stratégique ». Cela concerne par exemple 80% des principes actifs des médicaments.
La mondialisation a donc du plomb dans l’aile et nous entendons de plus en plus de responsables politiques et d’experts économiques appeler à une relocalisation des secteurs stratégiques de l’économie. La production d’acier, et plus particulièrement d’aciers spéciaux comme ceux produits par Ascoval, doit faire partie de ces secteurs à défendre.
Son importance a encore été renforcée par la volonté de Bercy de faire d’Ascoval un fournisseur privilégié de l’usine de rails de chemin de fer de Hayange. La production de rails pour les TGV apparait aussi comme stratégique et le ministère de l’économie et des finances semble avoir voulu la sécuriser. Il s’est opposé il y a quelques mois au rachat de l’usine d’Hayange par le groupe chinois Jingye. La volonté non avouée de Bercy est certainement de lier à l’avenir les usines d’Ascoval et d’Hayange, pour sauvegarder nos intérêts nationaux et rester en capacité de fabriquer nos rails de TGV sur le territoire français.
Ascoval peut donc apparaitre comme un des modèles de l’industrie qu’il faut absolument préserver sur notre territoire. Quel regard porterions-nous aujourd’hui sur cette histoire si Vallourec avait gagné et réussit à faire fermer l’aciérie de Saint-Saulve ?
Vallourec a fait le choix de délocaliser tous ses sites de productions. Principalement dans des régions comme le Brésil ou les normes sociales et environnementales sont moins contraignantes. Moindre cout de production en utilisant une main-d’oeuvre bon marché. Et triste bilan écologique en faisant ailleurs ce qui serait inacceptable sur notre territoire. Cette vision peu éthique de l’industrie doit appartenir au passé.
Ascoval est d’autant plus exemplaire dans cette logique de relocalisation que cette usine fonctionne avec un four électrique qui produit 10 fois moins de gaz à effet de serre qu’une aciérie classique. Et elle utilise des ferrailles recyclées. Elle est donc un modèle d’industrie « propre » et qui s’inscrit dans l’économie circulaire. Car il n’y aura pas de relocalisation de notre industrie sans attention à son impact environnementale.