Fiction / France

LE MONDE DE KALEB

Dans le monde du jeune Kaleb, il y a sa mère sans papiers Betty, son grand frère de substitution Mehdi, et surtout Jean-Luc, le tailleur solitaire qui s’est pris d’affection pour ce petit garçon. Dans la foule des anonymes de Paris, ils n’auraient jamais dû se croiser. Le destin les a pourtant rassemblés pour former une famille improvisée, liée par la mission de construire un futur à Kaleb.

ANNÉE
RÉALISATION
SCENARIO
AVEC
FICHE TECHNIQUE
DATE DE SORTIE

2022

Vasken TORANIAN

Tristan BENOIT et Vasken TORANIAN

1h08 – Couleur – Dolby Digital 5.1

2 Novembre 2022

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Comment avez-vous rencontré cette drôle de famille recomposée qui est au centre du « Monde de Kaleb » ?

 

Par pur hasard. Betty faisait le ménage dans l’immeuble où travaille Jean-Luc, un tailleur pour lequel j’avais fait un film il y a quelques années. Un jour, Kaleb, ce petit gamin hyper actif rentre dans son atelier. Il ne dit rien, joue avec les chutes de tissu, regarde les machines à coudre, emprunte les lunettes de Jean-Luc, qui brouillent sa vue et en fait l’apaisent. Jean-Luc le laisse tranquille et peu à peu s’intéresse à lui. Au départ, j’ai connu Jean-Luc par Mehdi, qui est aussi très présent dans le film. Mehdi est un ami d’enfance, j’étais à l’école avec lui, on a fait les quatre cents coups ensemble. En revoyant Jean-Luc, je me suis aperçu qu’il avait beaucoup changé : il ne croyait plus en son travail, s’était laissé aller physiquement. Mais il y avait ce gamin tout le temps dans ses pattes et, peu à peu, s’est créée une complicité entre lui, Betty et Kaleb.

 

Vous avez décidé que ce quatuor pouvait être au cœur d’un film ?

 

Cela paraît un peu bateau, mais je le pense très sincèrement : dans le documentaire, on ne choisit pas son sujet, le sujet s’empare de vous. Quand je rencontre Betty, elle est comme un fantôme. J’apprends un peu de son parcours par Jean-Luc : littéralement, elle n’existe pas, elle n’a ni nom, ni prénom, ni date de naissance. Elle n’a plus d’identité et cela fait onze ans que cela dure. Je suis arménien d’origine et il y a quelque chose dans le parcours de Betty, qui est éthiopienne, qui m’a rappelé les chemins d’exil, de deuil et de résilience du peuple arménien. Le combat pour faire reconnaître et exister Betty, pour offrir un futur à Kaleb, faisait écho à une problématique qui m’habite depuis toujours. J’étais un peu naïf, je pensais que Betty voudrait se libérer de ce qu’elle avait subi en le racontant, mais elle ne voulait absolument pas parler de son passé et il a fallu du temps pour qu’elle accepte même l’idée de participer au film. Betty a subi des expériences traumatisantes, mais elle était en confiance avec Jean-Luc. Le film s’orchestre autour de ce quatuor cabossé, déglingué qui va se souder autour de l’aide apportée à Kaleb et Betty. Derrière la narration prétexte de la bataille administrative de Jean Luc pour Betty, je souhaitais parler de la famille, celle du cœur, celle qu’on se choisit. Le film oscille entre des moments difficiles et des séquences beaucoup plus gaies, décalées, parfois comiques.

 

Kaleb présente des troubles psychologiques, retards de langage, de comportements, mais vous l’évoquez peu.

 

Déjà ce n’est pas le sujet du film, et puis Betty ne tenait pas à ce que son fils soit rangée dans une case psy, le regard social pouvant être parfois plus lourd que le problème lui-même. D’ailleurs à la vue de son histoire, on serait perturbé à moins. Kaleb a fait beaucoup de progrès, grâce à un suivi médical formidable. Je n’aurais sans doute pas pu trouver d’image aussi cinématographique que ce petit jeu des visages auquel le fait jouer la psychologue. En quelques secondes, Kaleb passe du visage qui pleure à un visage radieux, parce qu’il passe du souvenir douloureux du père qui les a abandonnés au bonheur d’être avec sa mère. Quand il dit qu’il se sent bien avec sa mère et son grand-père, en fait il parle de Jean-Luc, qu’il présente souvent comme son papy… « Le Monde de Kaleb » est un film qui tremble beaucoup, parce qu’il y a l’émotion du grand type maladroit derrière la caméra, qui a du mal à contenir ses émotions…

 

Quel est le parcours de Betty avant son arrivée en France ?

 

Elle ne pouvait pas le raconter explicitement : sa mémoire, c’est peut-être la seule chose que les hommes n’ont pas pu lui voler. Betty a fui l’Éthiopie à l’âge de sept ans, au terme du conflit entre l’Érythrée et l’Éthiopie où sa famille a été décimée. Elle part pour le Soudan où elle va vivre pendant dix ans au service d’une famille qui lui fera subir les pires choses. Mais elle met de côté, sou par sou, pour payer le passeur et une fois qu’elle arrive en France, son passeport ayant été détruit, elle se retrouve dans les camps de migrants de Porte de la Chapelle. Elle y rencontre un homme – le père de Kaleb – qui disparait sans laisser de traces.

Le Secours Catholique lui trouve des petits boulots de femme de ménage mais, depuis onze ans, elle vit avec Kaleb au Samu social, dans une chambre qui doit faire un peu moins de 10m², infestée de rats et de cafards. Sa régularisation a été un processus kafkaïen, parce qu’elle n’a aucune famille et que l’Éthiopie n’a jamais envoyé aucun document. Le film aurait pu être un pamphlet sur cette situation absurde, où les administrations ont passé leur temps à se renvoyer la balle. Mais je voulais un film sur l’amour et la solidarité. J’ai donné ma parole à Betty qu’il y aurait une fin heureuse à ce film, quel que soit le temps que ça prendrait… J’avais peur de lui montrer le film, qu’elle refuse finalement d’apparaître à l’écran mais elle a pleuré de joie. Elle m’a dit : je suis très, très fière d’être la mère de Kaleb…

 

Cette famille, c’est la rencontre de plusieurs solitudes…

 

Oui, la rencontre de cabossés de la vie, à des degrés différents, certes, mais des gens qui sont profondément seuls et qui se sauvent ensemble en créant cette famille totalement dysfonctionnelle, improbable et immensément forte. Ce qui est drôle, c’est que le film peut parler de ce que Jean-Luc apporte à Betty et Kaleb, mais ce que je vois entre les lignes, c’est un père qui rencontre un fils, un fils qui rencontre un père. Cet aspect de filiation me paraît très puissant et il efface la dureté du passé, les galères administratives, la semi-déchéance de Jean-Luc. Ce petit garçon rentre dans sa vie à un moment où il se laissait aller, un petit miracle s’opère qui donne de l’espoir.

 

On imagine les grandes lignes du passé de Jean-Luc, les déceptions professionnelles et peut-être humaines qu’il a traversées…

 

J’espère qu’on les ressent, en effet, je trouve que cela fait de plus beaux films de renoncer à expliquer les choses. Jean-Luc est un artiste dans l’âme, il est né dans le Sud, une période un peu mystérieuse de sa vie se passe à Paris où il a vécu une histoire sentimentale déchirante avant de prendre le large en Floride pour travailler en tant qu’architecte d’intérieur. Quand il est revenu, à quarante ans, il est devenu couturier, en pur autodidacte. Pour moi, il est dans le top 10 des tailleurs parisiens. Et puis quelque chose s’est cassé en lui, et l’irruption de Kaleb dans sa vie lui donne une nouvelle mission et lui redonne le goût des belles choses. D’ailleurs, à la fin du film, il fait à nouveau attention à son allure…

Quand on cherchait des financements, on me parlait toujours de personnages, mais c’est compliqué de traiter en personnages des êtres avec qui on passe autant de temps… On me disait : « Ah, il faudrait qu’il arrive ça ou ça ». Impossible ! Mehdi aussi est très seul : il est l’un des meilleurs « culottiers » de Paris – ce sont les tailleurs spécialisés dans les pantalons. Il a un peu saboté sa carrière, rattrapé par ses démons. Il est souvent là pour faire avancer le récit, via ses échanges avec Jean- Luc…C’est mon complice dans cette histoire, c’est celui qui peut donner un coup de pied dans la fourmilière. « Le Monde de Kaleb », c’est la nouvelle vie de Jean-Luc, c’est l’enjeu autour de l’avenir de Kaleb qui a réuni ces personnages à ce moment de leur vie. « Le Monde de Kaleb », c’est aussi le regard hypersensible d’un enfant sur un monde d’adultes. Il leur apporte de la dignité et de la douceur.

 

Comment s’est structuré le tournage ?

 

Je voulais retranscrire l’expérience émotionnelle que j’ai vécue sans contextualisation orale ou écrite – pas de voix off, pas d’interview, pas de regard caméra, etc. J’ai voulu me servir des codes narratifs de la fiction pour m’effacer et créer un récit immersif. J’avais envie d’un film très plastique, mais au bout de trois jours à cavaler entre les administrations sur les talons de Jean-Luc, Betty et Kaleb, j’étais épuisé, la caméra était décidément trop lourde – et les rushes aussi ! J’ai compris que ce ne serait pas une affaire de trois à six mois comme je l’imaginais. Cela a duré trois ans. On n’a pas tourné tous les jours, bien sûr. Il a fallu passer beaucoup de temps avec Jean-Luc, Betty et Kaleb, faire preuve d’une présence régulière, participer à leurs démarches pour qu’ils acceptent la caméra. Quand je les ai rejoints, ils s’étaient faits complètement manipuler et arnaquer par un célèbre avocat, censé s’occuper des papiers de Betty, pour qui Jean-Luc avait fabriqué des costumes à l’oeil.

J’ai vite compris qu’avoir un ingénieur du son à mes côtés serait très compliqué. J’ai donc vissé un micro à ma caméra et pour pouvoir entendre, j’ai filmé de très près à la courte focale. Ce parti-pris a renforcé le sentiment de proximité avec les personnages. Je ne voulais pas de téléobjectif qui impose une distance. J’ai travaillé pour filmer le regard de Kaleb, à seulement quelques centimètres de ses yeux. Un documentaire « neutre » était humainement et techniquement impossible pour moi, compte tenu de l’engagement nécessaire pour me faire accepter de ceux que je voulais filmer.

 

Combien d’heures de rushes à l’arrivée… ?

 

Je ne saurais pas le dire. Au moins cent jours de tournage éparpillés sur trois ans ! J’ai pris le temps de tourner avant de proposer ce sujet à Agat Films / Ex Nihilo, qui avait produit mon précédent documentaire, Jennig. Nous avons eu beaucoup d’échanges pour préciser peu à peu ce qu’allait être le film, comment équilibrer les scènes entre Jean-Luc et Mehdi, que le producteur, Marc Bordure, aimait beaucoup, et l’histoire de Betty et Kaleb. Il m’a fallu un peu de temps pour accepter de mettre Mehdi au second plan. Grâce à la production, le scénariste Tristan Benoît est venu me rejoindre pour écrire cette histoire, ce qu’il a fait magnifiquement. J’avais fait plusieurs maquettes de montage, qui étaient imparfaites mais qui avaient le mérite de souligner la fibre émotionnelle que je recherchais : un récit qui swingue entre légèreté et gravité. Elles ont beaucoup servi au monteur, Sercan Sezcin.

 

Votre plus beau souvenir de tournage ?

 

Sans doute, la délivrance du titre de séjour de Betty, en Octobre 2021, une semaine après la naissance de mon fils. Une fin miraculeuse devant la préfecture du Val de Marne, après onze ans de galère pour Betty. C’est le seul moment où j’ai laissé le regard caméra des personnages, comme pour nous rappeler que tout cela est vrai…

 

Où en sont aujourd’hui Betty et Kaleb ?

 

Kaleb ne cessait de nous répéter qu’il allait déménager en 2022. Sa prophétie s’est réalisée ! Depuis quelques semaines, Kaleb et Betty ont emménagé dans un studio où Kaleb a enfin sa chambre, décorée par Jean-Luc de photos de métro. Avoir des papiers, avoir enfin une preuve d’existence sur terre, cela a débloqué beaucoup de choses : des contrats de travail, des aides de la MDPH liées au handicap de Kaleb, etc. Betty a la chance d’être désormais suivie par une assistante sociale formidable. On aimerait que son titre de séjour soit renouvelé pour une longue période, cela stabiliserait la situation. Kaleb va rentrer au collège, dans une classe ULIS. À ma grande surprise, il n’a pas encore la nationalité française même s’il est né sur le sol français, il n’a qu’un acte de naissance. Des démarches sont en cours et j’espère que cela se réglera avec le temps.

 

Est-ce qu’il y a l’idée un peu utopique que Kaleb soit un jour l’apprenti de Jean- Luc… ?

 

Je pense que Kaleb préfèrerait être conducteur de métro ! Mais je trouve très beau le moment où Mehdi rentre dans l’atelier et Kaleb cache précipitamment un morceau de tissu qu’il s’apprêtait à glisser dans la machine à coudre…

 

La beauté du film, c’est le don mutuel : Jean-Luc aide Betty de façon désintéressée, mais-ce qu’il reçoit en échange n’a pas de prix…

 

C’est un petit miracle. Au contact de Kaleb, à travers la victoire de Betty, Jean-Luc s’est sauvé lui-même. Il a dû avoir peur que Kaleb s’attache trop à lui, parfois le gamin ne voulait plus partir de chez lui ! Mais Kaleb était ce qui lui redonnait le sourire. Jean-Luc a trouvé une famille, loin du faste et des paillettes de la couture et de la vie parisienne qu’il a connue. Savoir Kaleb hors de danger, être allé au bout de cette histoire assez dingue l’a sorti de sa solitude.

 

Entretien réalisé par Aurélien Ferenczi

LISTE TECHNIQUE

Un film : de Vasken TORANIAN
Produit : par Agat Films & Cie / Ex Nihilo – Marc BORDURE, Robert GUEDIGUIAN? Vasken TORANIAN
Avec le soutien du : Centre National de la Cinématographie et de l’image animée
Scenario : Tristan BENOIT et Vasken TORANIAN
Image : Vasken TORANIAN
Montage : Sercan SEZGIN (Lma Kuda)
Montage son / Pré-Mixage : Charlie SENECAUT
Musique : Julie ROUÉ
Mixage musique : Étienne CHAMBOLLE
Étalonnage : Antoine RAVACHE
Distribution France : JHR Films

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