Que signifie ce titre « Le Repaire des Contraires » ?
« Le Repaire des Contraires » est le nom du chapiteau de la Compagnie des Contraires, une association culturelle et éducative qui agit auprès des jeunes de la banlieue la plus pauvre d’Ile-de-France, Chanteloup-les-Vignes. Le Repaire des Contraires est un lieu fédérateur où les opposés se côtoient joyeusement ; un lieu de poésie dans un décor urbain; un lieu multiculturel et intergénérationnel où cohabitent des enfants d’origines socio-culturelles diverses.
Le Repaire est une entité vivante qui anime Chanteloup depuis 28 ans. Mais son existence n’a pas été de tout repos. Il était d’abord itinérant et ce n’est qu’en 2018 que les décisionnaires lui ont attribué une place permanente dans la ville, avant l’incendie criminel.
Mon film suit la vie et la résurrection de ce lieu symbolique, haut en couleur et porteur d’espoir.
Comment est né ce projet de film?
La rencontre humaine est le point de départ de tous mes films documentaires.
Dans le cas du « Repaire des contraires », la personne qui m’a fait decouvrir cet univers, est une femme exceptionnelle, Neusa Thomasi, metteuse en scène brésilienne engagée. Neusa développe depuis 25 ans une politique de prévention avec l’art, à Chanteloup-les-Vignes. Elle fait entrer la culture là où elle n’existe pas, pour une jeunesse désoeuvrée.
Conseillée par des amis communs, Neusa est un jour venue toquer à la porte de ma société de production, vêtue de plumes et de bottes colorées, pour me présenter ce nouveau projet de construction de cirque social. Car cette femme indépendante voit enfin son action reconnue par la municipalité: Un chapiteau en dur, financé par la mairie, sera construit et Neusa en deviendra la résidente permanente. « Je crois qu’il faut faire un film… Il va y avoir du spectacle ! » m’avait-t-elle prévenue !
Sa détermination de fer, son engagement social et son originalité chaleureuse m’ont convaincue de visiter le chapiteau et d’y rester quelques jours en immersion pour observer son travail.
L’énergie très particulière du cirque m’a immédiatement séduite, mais aussi très vite interrogée. Comment ce « lieu de création artistique pour tous » peut-il exister sereinement au pied de la cité, réputée pour ses problèmes de violence? Ces contradictions m’ont de suite donné envie de suivre ce projet dans la durée ; et mon équipe de production Aléa Films m’a vivement soutenue dans ce choix.
Le film se focalise sur le parcours de quatre enfants. Comment les avez-vous choisis ?
Je voulais mettre en image l’évolution de certains enfants aux côtés de Neusa, leur apprentissage, leurs progrès. Mais je voulais également montrer leurs ambitions, leurs appréhensions et avoir leur point de vue sur la banlieue, sur Chanteloup et leur avenir. Marwan, Joachim, Saibatou et Victoria ont été les plus généreux et les plus ouverts dans ce questionnement.
Combien de temps avez-vous passé avec Neusa, les enfants et les habitants de Chanteloup avant de prendre la caméra ?
Dès le départ nous savions que le tournage allait prendre un certain temps. Concernant les enfants, il a d’abord fallu qu’ils s’accoutument à ma présence. Mais à ma grande surprise, ils ont rapidement été à l’aise face à la caméra.
Je préfère toujours prendre le temps de m’adapter aux lieux et aux personnages de mes documentaires. Je considère qu’il est de mon devoir de documentariste d’observer patiemment et attentivement un milieu avant d’y projeter mes idées et d’en faire un film. Cela m’a permis de réellement m’intégrer dans la compagnie et de capter des scènes intimes, comme celle qui ouvre le film, où l’on perçoit le trac des enfants avant de monter sur scène pour la représentation de fin d’année.
Comment votre projet a-t-il été accueilli dans cette banlieue souvent caricaturée par les caméras des journalistes et des médias ?
Il faut savoir que la compagnie vit comme une vraie famille, et c’est ainsi que l’on m’a accueillie. A l’extérieur du cirque, je suivais les enfants dans leur ville, et à leurs côtés je me sentais en confiance et en sécurité. La plupart des gens ne sont plus dérangés par les caméras. Au contraire, elles permettent souvent, notamment chez les enfants, de lâcher prise et de délier les langues. Nous n’avons eu que très peu de déconvenues avec les habitants. Cela étant dit, nous ne filmions jamais ni tard le soir ni aux horaires de trafic, du fait d’un climat de violence latente.
Le projet a été bouleversé par l’incendie du chapiteau de la compagnie lors d’une émeute à Chanteloup-les-Vignes en 2019 ? Quel rôle a joué cet accident dramatique dans la réalisation de votre film?
Il y a eu 2 fins aux tournages du « Repaire des Contraires ». La première avant l’incendie, a eu lieu à la fin de la première saison sous le chapiteau permanent. A ce moment-là, j’avais regroupé les images qui me suffisaient pour présenter mes 5 personnages (Neusa et 4 enfants : Marwan, Joachim, Saibatou et Victoria) et pour créer une ouverture sur leurs ambitions, les possibilités qui s’ouvraient ou restaient fermées à eux. J’avais pu démontrer que le Repaire était effectivement ce lieu où tout est possible, cet espace où les peines et les difficultés s’évanouissent et où le rêve reprend ses droits. Le film était presque terminé. Mais l’incendie a tout chamboulé.
J’ai repris ma caméra et j’ai suivi le processus de deuil et la reconstruction du chapiteau. Mon projet était chargé d’une nouvelle mission : constater que l’espoir reprend toujours ses droits et dépasse la haine engendrée par la destruction, cette fameuse Haine du film M. kassovitz ). C’est donc à deux reprises que j’ai pu démolir le cliché que l’on se fait de la cité de la Noé et de ses habitants.
Quel est votre point de vue sur cet incendie ?
C’est encore un mystère pour moi, mais les causes sont sûrement politiques. Le chapiteau a été incendié lorsqu’il est devenu un lieu municipal. Cela a pu venir de jalousies ou de l’ignorance de certains habitants, comme cela aurait pu émerger des suites de bavures policières, du démantèlement de réseaux de trafics de drogue, etc.
Le chapiteau et ses activités avaient rassemblé beaucoup de monde. Il était devenu un vrai « repaire » artistique municipal. Mais son succès a mis trop de lumière dans ce quartier, qui préférait rester dans l’ombre…
Peut-être aussi ont-ils attaqué le chapiteau car il est le symbole du travail de deux femmes, Neusa et Catherine Arenou, mairesse de Chanteloup. L’importance de leurs contributions a pu attirer les regards et les foudres de certains misogynes.
En outre, c’est un lieu très résilient qui renaît déjà de ses cendres. Et cela peut aussi déranger.
A l’instar de Neusa, héroïne combative de votre documentaire, vous définissez-vous vous même comme une auteure engagée?
Neusa et moi poursuivons toutes deux des engagements et des aspirations communes. Il nous tient à coeur de changer les regards que portent les gens sur les banlieues et de gommer les clivages qui subsistent au sein même de la cité de la Noé à Chanteloup-les-Vignes.
Nous souhaitons représenter le cirque comme un symbole de réussite et d’intégration, un monde parallèle poétique pour des enfants de toutes origines et de tous horizons. En son sein, l’art sublime la cité. Il est une bulle d’oxygène ouverte à tous. Il me paraît important de montrer ces actions au plus grand nombre et de témoigner de leurs vertus, à travers la renaissance du chapiteau après l’incendie et la ténacité de la compagnie dans l’adversité.
Réaliser et produire un documentaire pour le cinéma relève aussi d’un combat intense. Aucun financement ne m’a été attribué avant que le chapiteau ne brûle et ne devienne un événement national. J’espère faire résonner mon message et le partager au plus grand nombre.
Quelle est la place de la musique dans votre film?
Le monde du cirque est par essence imprégné de musique. Une représentation ne se produit jamais sans musique, qu’elle soit jouée directement sur scène ou à travers des haut-parleurs. J’en ai incorporé trois types dans mon film. Une musique intradiégétique qui émerge des musiciens présents à l’image. Une musique concrète issue des bruits présents à l’image comme des sons de tractopelle, de marteau, des sons issus des répétitions des enfants, etc composé par Julien Tekeyan. C’est ma manière à moi de m’approprier et transcrire à l’image cette musique des arts du cirque. Et enfin, il y a ces séquences contemplatives où la musique vient sublimer l’image et mettre en valeur les mouvements des enfants par des plans ralentis, lancinants et calmes.
Quel lien y a-t-il entre vos différents films ?
Je m’intéresse avant tout à des personnes, des personnalités : le cinéaste indépendant Jim Jarmusch, les rappeurs Los Aldeanos dans « Esto es lo que hay », le marin Ian Lipinski dans « Sillages » et la metteuse en scène Neusa Thomasi dans « Le Repaire des Contraires ». Ce sont tous des individus marginaux qui évoluent dans des milieux conflictuels, voire hostiles, mais qui restent tournés vers les autres. Ils ont toujours quelque chose de particulier, d’intéressant à partager et sont animés avant tout par leur passion. C’est leur vision singulière de l’existence qui m’intéresse.
Pensez-vous qu’un film comme le vôtre peut éveiller les consciences ?
Mon portrait de Neusa n’intéressait personne au début. Mais le jour où son chapiteau est parti en fumée et qu’elle a décidé de ne pas se laisser abattre, cela a intéressé tous les politiques et tous les médias. Cet incendie a mis en lumière le travail de Neusa. Je regrette simplement qu’il ait fallu un tel événement pour pouvoir terminer le film.
J’espère donc sincèrement que les maires, les animateurs et les politiciens sauront s’inspirer du « Repaire des Contraires ». Dans mon documentaire, je pense être parvenue à montrer la banlieue d’un point de vue beaucoup moins fataliste. J’espère qu’il redonnera de l’espoir aux décideurs et aux habitants.
Pour l’avant première du «Repaire des Contraires», vous avez emmené toute la Compagnie au Château de Versailles. Qu’a motivé ce geste si symbolique ?
Mon film a reçu le soutien du Préfet de l’égalité des chances des Yvelines. Il m’avait assuré que nous pourrions organiser une projection dans un cinéma à Versailles. J’avais alors osé lui demander une projection au château. Pour moi, c’était le lieu le plus symbolique et audacieux pour projeter mon film. Ramener le peuple chez le roi ! Le préfet a tout de suite été séduit par l‘idée !
Quels sont vos prochains projets ?
Je travaille actuellement au développement de mon premier long-métrage de fiction. « Des Rives » raconte l’histoire d’une jeune trentenaire qui hérite du bateau à voile de son père et se lance dans une croisière pirate qui l’amènera à rencontrer toutes sortes de migrations (politiques, écologiques, touristiques, trafics, etc.)