La passion de François Lagarde pour la photographie se traduit ici tant le projet est herculéen : retrouver les images, d’abord, puis les assembler. Pouvez-vous nous dire l’histoire de ce film et nous raconter comment il a fait concrètement la collecte de ces images ?
Le film « Le Rouge et le Gris », commence par un prologue écrit par François Lagarde lui-même et qui explique justement la genèse de ce film. Durant presque vingt ans, François, qui était photographe depuis l’âge de 14 ans – c’est dire sa pratique et sa connaissance de la photographie et de son histoire – a collecté toute la matière photographique du film, qui a cette particularité, il faut le préciser, d’être en grande partie essentiellement allemande, puisqu’il s’agit ici du point de vue du vaincu et pas du vainqueur. François a donc commencé d’abord à faire du porte-à-porte dans chacun des villages marqués par cette guerre, la Champagne, les Éparges, la Somme, la Picardie, etc. Car il savait que les personnes originaires de ces lieux collectionnaient les cartes postales d’époque, puisque évidemment le paysage est encore actuellement marqué par la Grande Guerre. Puis petit à petit, il a rencontré quelques collectionneurs, dont un plus particulièrement basé en Flandres, Wilfried Deraeve qui l’a beaucoup aidé dans ses recherches car il possédait une importante collection. Puis les recherches, étant de plus en plus précises, François a découvert le site internet Delcampe qui est un énorme référencement photographique des collections privées spécialisées dans la carte postale 14-18. Il a donc acheté sur plusieurs années toutes les images (qui sont en quelque sorte la correspondance photographique du texte de Jünger) pour en être totalement propriétaire, car vous imaginez bien que ce film en termes de droits photographiques aurait été impossible à réaliser. C’est donc un travail colossal et vertigineux, car ce que décrit Jünger dans Orages d’acier, avec une précision remarquable, est là devant nos yeux. Les photographies sont pour la plupart faites par des soldats et quelques professionnels, mais la grande majorité sont réalisées par des amateurs sur le front et puis certaines sont issues du fond Ernst Jünger des archives de Marbach en Allemagne. Ensuite François a réalisé de longs panoramiques sur les lieux précis du texte et dont certains sont tournés en vidéo et puis d’autres sont des photographies panoramiques. Ces séquences actuelles viennent ponctuer le film à des moments très précis.
Pouvez-vous nous parler du lien qui liait François Lagarde à Ernst Jünger ?
François a lu Orages d’acier, très jeune, un livre qui figurait dans la bibliothèque de son père Werner Lagarde, grand lettré qui était pasteur au Havre. Cette lecture a été pour lui un vrai choc émotionnel et cérébral, car François a toujours été marqué, depuis l’enfance, par la force du réel. Le roman ne l’a jamais intéressé, seuls les ouvrages critiques, historiques et philosophiques étaient sa passion, avec la photographie et le cinéma. Il était hanté par cette guerre de 14, puisqu’au Havre, ville encore profondément marquée par les bombardements de 39-45, il voyait défiler aussi chaque année les fameuses Gueules Cassées, derniers témoins vivants de la Grande Guerre. Mais en lisant Orages d’acier, François pensait que son auteur était mort depuis des lustres, car très peu sont revenus de cette guerre ! Et c’est grâce à Albert Hofmann (grand chimiste et inventeur du LSD) dont François avait été le premier éditeur en France à publier le récit sur sa découverte : LSD, mon enfant terrible, qu’il a fait la connaissance de Jünger, dont il était un grand ami. Ensuite François a photographié Jünger durant vingt ans. Il connaissait bien l’homme et son histoire.
Ce film permet d’aborder l’Histoire d’une nouvelle manière. Etait-ce une volonté consciente ?
Oui évidemment. C’est d’abord ce point du vue du vaincu qui était essentiel pour François. Comment montrer, par la photographie, un tout autre versant, que celui qu’on connaît (plus ou moins) à travers la propagande française. Là, c’est l’inconnu, ce sont les poilus allemands, encore fortement ancrés dans le 19ème siècle, qui se photographient et composent «l’image-tableau» de cette guerre, car il y a de la composition dans beaucoup de ces photographies. Et puis comme François avait horreur des reconstitutions, ou ce terme de «docu-fiction» tel que la télévision le pratique souvent, en tant que photographe, il ne pouvait pas envisager son film sans les «images-miroir» du texte qui montrent l’histoire de cette guerre qui fut une véritable folie. Une totale destruction. Le paysage a été changé en un vaste désert. Jünger l’écrit à un moment donné. C’est un film sur la mort, donc sur la mémoire et sur la photographie. Je crois que pour rien au monde François n’aurait voulu en faire une adaptation fictionnelle. Mais il a su trouver la forme adéquate à son film, qu’il m’a ensuite donnée à travailler, pour qu’on ne perde jamais le texte en cours de route, et que jamais la musique ou la matière sonore ne l’emporte sur l’image mais qu’elle soit plutôt comme un murmure faisant partie de la matière photographique.
Le texte est porté par la voix d’Hubertus Biermann, qui est à la fois musicien, contrebassiste et comédien de théâtre. François voulait que le texte soit lu en français, dans la magnifique traduction d’Henri Plard, mais par un allemand totalement bilingue, pour avoir cette Allemagne «imbriquée» dans la langue française. Et puis Hubertus a un magnifique grain de voix, sans effet ni emphase. Il fallait trouver quelqu’un qui puisse lire ce texte comme il est écrit, c’est-à-dire comme une photographie sans pathos. Sa voix est le texte. Le film démarre avec les premières phrases du texte : «Le train fit halte à Bazancourt, petite ville de Champagne. Nous descendîmes» et cette voix qui ouvre le film ne nous lâchera plus durant 3h28.