En novembre et décembre 2018, quelque chose d’extraordinaire avait lieu. On ressentait comme un trouble, un bruissement, un dérèglement dans la tranquillité des lignes droites, des parcours tristes, des émissions banales des chaînes d’information continue… Dans la lignée de mes réflexions sur l’histoire des luttes populaires et de leur mémoire sinistrée, je rejoignis différents groupes de gilets jaunes. Il me paraissait évident que je devais participer à ce moment unique où, en partant des expériences et des besoins de chacun, de la nécessité d’être utile à tous (à commencer par les plus précaires), on redonnait du sens à la vie et à la politique.
Rapidement, je glissais mon gilet dans ma voiture et partis sur les routes avec l’idée de traverser la France en diagonale, du Havre à Marseille. Ainsi, je passais du temps dans les ronds-points et assemblées et je logeais chez ceux qui voulaient bien me raconter leur expérience. Par précautions, j’enregistrais les témoignages en son seul. Mais l’ambiance n’était bientôt plus la même. Traqués, vilipendés, les gilets jaunes avaient le sentiment d’être présents sans être autorisés, de parler sous écoute, quelles que soient les précautions prises et les déclarations déposées en préfecture. Mon regard était si imprégné de cette tension que ma lecture du monde s’en trouvait chamboulée.
Une herbe folle qui fouettait le trottoir, un chien qui tirait sur sa laisse, une bâche qui prenait bruyamment la pluie, et je les regardais fascinée, ne les quittant des yeux qu’après avoir pris des images de leur agitation. Quand je rentrais chez moi pour regarder ces plans et écouter ces voix, les expériences les plus diverses remontaient à mon esprit. Je prenais conscience de la liberté de ton, de l’expressivité des timbres, des parlers populaires et je les trouvais finalement d’autant plus captivants qu’il n’y avait pas de visages dans lesquels les enfermer. Mes images, quant à elles, prenaient une dimension inattendue qui s’opposait au flux d’agitation qui faisait finalement le jeu des médias et du pouvoir répressif.
Sur cette ligne poétique, mes orientations s’affirmèrent : en jouant des correspondances et des résonances, j’allais remplacer les images du mouvement par celles qui portent le sentiment de sa présence et les voix de mes protagonistes feraient avancer le récit, comme un grand corps social traversé d’expériences multiples cherchant à réinventer le monde de demain.