Comment est née l’idée de ce film ?
En 2019 je travaillais sur la préparation d’un film de fiction, avec la productrice Nancy de Méritens et pendant la pré-production, le rôle principal n’a plus été disponible. C’est à ce moment que j’ai rencontré Philippe Larcher qui faisait la manche à la gare. Quand il m’a dit qu’il avait passé 20 ans en centrale pour un triple homicide, un ange est passé. Puis nous avons parlé cinéma français d’après-guerre, période qu’il connait particulièrement bien. Comme il me racontait sa vie dans le désordre, il m’a fallu quelques rencontres pour comprendre ce personnage atypique avec sa biographie tragique. L’idée de faire un film sur son histoire est venue en suivant. Nous avons fait des essais à l’été 2019. La question était d’évaluer sa capacité à jouer avec un texte et d’endosser un premier rôle. Des comédiens professionnels lui ont donné la réplique et surprise, il s’est avéré excellent. Il savait son texte au rasoir et crevait l’écran. Nous avons décidé de commencer l’écriture d’un film avec sa participation.
Pourquoi avez-vous mêlé une autre histoire à la sienne ?
A l’origine, le scénario devait raconter sa sortie de prison et son passage dans un centre d’accueil pour détenus de longues peines, où son séjour s’est très mal passé, en partie à cause d’un encadrement mal préparé, mais aussi à cause de lui. Je voulais continuer à faire des essais pour nous préparer mais aussi tourner en avance une scène en hiver, sous la neige. Mais Philippe qui a été vagabond pendant des années, « hiberne », je ne le savais pas. Et quand la météo idéale s’est présentée, il a refusé de venir tourner. Un doute sur sa fiabilité est venu s’ajouter à la perspective d’un tournage avec une équipe, qui était un problème pour lui.
Les détenus de longue peine développent une phobie sociale par leurs années d’isolement. Il ne supportait pas de se trouver en présence d’un groupe de plus de trois personnes. La production est venue mettre un terme au projet. Philippe a accusé le coup dignement. Là-dessus arrive le confinement de mars 2020, avec la fermeture des cinémas et les incertitudes qui s’abattent sur la profession. Ma productrice, qui est aussi distributrice, me dit que si on veut utiliser une partie des financements disponibles, il faut faire un film sans attendre. Je lui propose un nouveau récit tourné avec un mode opératoire de documentaire : l’histoire de Philippe après son renvoi du centre d’hébergement et sa rencontre avec une jeune activiste, dont le combat militant éveille des échos de son passé. Le personnage d’ANNA, par ses valeurs, est tolérante vis-à-vis du passé de Philippe, elle l’aborde sans le juger. Comme il y avait une certaine urgence de démarrer le tournage, nous sommes partis sur la base d’un synopsis développé, avec le projet de finaliser le scénario pendant le tournage.
Comment avez-vous procédé ?
J’ai travaillé en région depuis quelques années avec des comédiens de théâtre, et j’avais un réseau de talents dont je savais qu’ils me feraient confiance et accepteraient de tourner sans lire le scénario. Les récits de Wenders ou Godard qui écrivait pendant le tournage m’ont toujours intrigué. Les circonstances nous ont obligé à faire de même. Ruby Minard qui joue le rôle d’Anna découvrait le récit au fur et à mesure du tournage. J’alimentais l’écriture en observant sa relation avec Philippe.
Cette ambiance d’incertitude a modelé le jeu des comédiens, ils ne pouvaient pas trop réfléchir et devaient se jeter dans l’action comme les personnages qu’ils jouaient. Philippe était coaché par Dominique Guilbert, qui joue la dame de la gare, ils répétaient à la terrasse d’un café, la veille pour le lendemain. Le matin très tôt à partir de six heures, j’écrivais les dialogues, vers huit heures : séance de travail d’une heure sur le scénario, avec Nancy de Méritens (qui est aussi co-auteur), en marchant dans la nature. Neuf heures je partais tourner, Nancy corrigeait les scènes dialoguées écrites le matin, et on envoyait le texte aux comédiens. Début du tournage vers dix heures jusqu’à 15 heures. Le soir je préparais la journée du lendemain et ainsi de suite. Tous les soir en regardant les rushes, Philippe, nous étonnait.
Pourquoi cette façon de filmer, où l’on est assez proche d’un cinéma du réel ?
L’ambiance de travail est essentielle sur un tournage. Il fallait que nous soyons légers pour ne pas gêner Philippe dans son naturel. Faire le film seul, caméra à l’épaule, cette idée me plaisait. Avant d’être réalisateur j’ai été électro, régisseur, assistant-réalisateur, chef op, monteur, je pouvais gérer les aspects techniques. J’espérais, par cette approche, renouer avec cet élan qu’on a vu dans le cinéma des années 70, comme l’ont fait Rouch Rohmer, ou Cassavetes, qui ont détourné les techniques du documentaire pour la fiction. J’ai préparé un concept technique, pour travailler seul. Pour le son, j’avais des mini-enregistreurs scotchés sur les comédiens et un micro pour les ambiances sur la caméra. J’ai opté pour des optiques russes Lomo des années 70, qui ont un look très daté mais sublime, un peu psychédélique.
Je voulais une image à la fois belle et brute. Dans la manière de filmer, j’ai opté pour une sobriété de documentariste, où chaque mouvement de caméra devait faire sens, exprimer un contenu au service du récit. Un comédien en arrivant sur le plateau m’a dit : « mais où est l’équipe ? » J’ai répondu « c’est moi ! ».
Comment avez-vous géré la mise en scène ?
Je faisais répéter les comédiens sur le décor, et je commençais à filmer pour trouver les focales, les angles, les déplacements et les rattrapages de point. Cette méthode permettait de chercher les solutions en étant dans l’action, comme un personnage du film. La légèreté permettait de ne pas avoir de stress. On faisait une vingtaine de prises en moyenne, Philippe, en redemandait encore et encore, c’est un perfectionniste, on est allé jusqu’à 28 prises. Sur un tournage, il n’y a rien de pire qu’un premier assistant qui vient vous dire : «on en fait une dernière et on doit changer de décor ». Chercher et se tromper fait partie du processus artistique. Pour la poursuite dans la rue, je m’y suis repris à trois fois, il y a des plans tournés en été et d’autres en hiver. Vu les circonstances, il fallait pouvoir faire autant de retakes que nécessaire pour obtenir ce que je m’étais fixé comme résultat. Avec cette configuration, Philippe oubliait que nous tournions un film, il était connecté avec ses partenaires et personne ou presque ne nous remarquait dans la rue. C’était de très bonnes conditions de tournage, assez rares de nos jours. J’ai eu la chance que la productrice accepte de prendre un tel risque, qui a permis de trouver un ton vraiment particulier. La scène de séparation s’est tournée le jour du départ de Ruby Minard, Philippe était vraiment peiné que le tournage s’arrête.
Quel a été votre implication sur le montage et la post-production du film ?
L’urgence avec laquelle nous avons abordé le tournage a produit un matériel assez brut avec beaucoup de possibilités. Il y avait une plasticité des scènes qui permettait que l’écriture continue d’être élaborée au montage. C’est étonnant de voir comment 6 images vont changer la relation entre deux plans et modifier l’ambiance d’une séquence. Nous avons passé six mois avec mon assistante qui s’émerveillait de découvrir les scènes et qui a été la première à aimer le film. Nous avons supprimé deux scènes qui ne servaient pas la narration. Ensuite, Isabelle Julien, la coloriste, a travaillé l’esthétique avec une sensibilité qui lui a permis de révéler une autre dimension du film, presque épique. J’avais remarqué son travail sur « De rouille et d’os » de Jacques Audiard. Elle a été l’une des premières professionnelles à reconnaître le talent de Philippe. J’ai ensuite fait le montage son, les bruitages, et le mixage, qui ont demandé six mois de plus.
Comment s’est construit la collaboration avec Gogo Penguin pour la B.O. ?
Certains éléments du récit ne pouvaient être exprimés que par la musique. Elle devait manifester les aspects sombres et enfouis du personnage interprété par Philippe et pour Anna qui passe par des états étranges, la musique l’accompagnait et revenait en écho, comme un pont entre deux mondes. Dans cette fonction elle est comme un personnage du film, il fallait une texture singulière qui fonctionne dans le casting. Nous avons fait des essais avec des compositions classiques, mais ça ne marchait pas. Je connaissais Gogo Penguin et j’espérais qu’ils acceptent d’improviser à l’image dans l’élan de la dynamique spontanée de notre tournage. Nous leur avons proposé de faire la B.O. ils ont aimé le film et ont dit oui, mais sans improviser. Ils ont voulu se préparer avant l’enregistrement. Pour orienter leur composition, j’ai choisi des titres de leur répertoire existant, que j’ai placés sur les scènes du film. Cette rencontre de leur musique et du récit leur a permis de saisir l’ambiance et les interactions qu’il fallait explorer. Connaissant leur talent je leur ai ensuite laissé carte blanche. Ils ont travaillé pendant quatre semaines pour composer à l’image. Ils se sont mis complètement au service de l’histoire, avec un sérieux et un dévouement incroyable. Concernant cette fonction que la musique devait remplir dans le film, j’étais conscient du caractère incertain de l’opération. Ils ont répondu à la proposition au-delà de ce que je pouvais imaginer. Leur B.O. n’est pas seulement une musique de film, mais un être musical qui évolue au coeur du film.