Votre dernier film est sans doute celui qui a un rapport le plus complexe avec la vérité et pourtant il s’appelle « Real ». Pourquoi ?
Ce film est l’adaptation d’un roman original : « A perfect day for plesiosaur » (« Un jour parfait pour le plesiosaure »). Le héros y explore l’inconscient des gens et parvient de moins en moins à distinguer le réel de l’irréel. Jusqu’à ce qu’il découvre un passé tenu secret. Quand j’ai adapté cette histoire à l’écran, j’ai cherché un titre simple qui clarifierait l’intrigue. Je trouvais que le titre original augmentait la confusion, je voulais un titre qui résume le film en un seul mot. Au départ, j’avais choisi « Unreal » (« Irréel »), qui me semblait adapté au sujet car, dans l’histoire, tout n’est pas réel. Après le tournage, j’ai réalisé que «Unreal» ne convenait pas car, contrairement aux apparences, tout pouvait être réel. Ce titre résonne avec ma conception des films : il a des points communs avec ma méthode. Sur les tournages, je n’ai qu’une obsession : filmer la fiction de la façon la plus réaliste possible. Faire des films, c’est précisément rendre réel ce qui ne l’est pas. Ainsi, en filigrane, le titre évoque le principe même du cinéma.
« Real » est une très grande histoire d’amour. Mais pourquoi l’amour est-il si difficile à obtenir, pourquoi le romantisme de votre cinéma nous entraîne toujours sur un chemin sinueux ?
A la base, le personnage principal a plutôt un tempérament pessimiste. Que ce soit vis-à-vis de la société ou de la personne qu’il aime, son scepticisme l’empêche d’exprimer ses sentiments. C’est le point de départ. J’ignore pourquoi, mais mes films partent souvent de ce postulat. C’est totalement inconscient. Personnellement, je ne pense pas être comme ça, mais au Japon, que ce soit chez les hommes ou les femmes, il me semble que ce profil est assez courant. De nos jours, les gens sont un peu pessimistes, ils ont du mal à croire à ce qui est sous leurs yeux. Du moins c’est ma représentation de la moyenne des gens. Cependant, ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’emmener le personnage jusqu’au point où… il comprend qu’il a eu raison de croire en ce à quoi il a cru. Car après avoir surmonté quelques difficultés, il réalise qu’il avait vu juste en ayant foi en certaines choses. Au final, c’est donc une vision plutôt optimiste. Et toute l’histoire nous emmène vers cette issue plus positive. C’est le cas dans la plupart de mes films, y compris « Real ».
A part « Kairo », il y a peu de couples dans votre cinéma ?
« Real » a ce point commun avec « Kairo » que les héros soient un jeune homme et une jeune femme. J’avais provisoirement laissé tomber les histoires de jeunes gens pour aborder le thème de la famille. Dix ans plus tard, j’ai finalement eu envie de tourner à nouveau l’histoire d’un couple, de me poser à nouveau la question de savoir comment ils allaient avancer et vivre l’avenir. « Real » est peut-être la concrétisation de ce regain d’intérêt de ma part. Mais celle qui fait finalement des efforts, c’est la femme. Curieusement. Au départ, l’homme se démène, mais ensuite, c’est la femme qui prend le relais et qui tente de sortir l’homme de son marasme pour aller vers le bonheur. Et c’est vrai dans « Kairo » aussi.
On s’est habitué à voir dans vos films des personnages dans le coma. Qu’est-ce que cet état entre la vie et la mort a de si spécial pour vous ?
Qui sait si être dans le coma, c’est être mort ou vivant ? J’ai toujours trouvé ce thème à la fois lourd et intéressant. Dans mes films précédents, il en était déjà question. Souvent, mes personnages errent entre la vie et la mort. Mais, plus que les autres, ce film aborde l’état comateux de façon directe et frontale. Minutieusement. Je n’ai pas tellement pu explorer l’aspect médical, mais dans un futur projet, je n’exclue pas de traiter le sujet par un biais plus scientifique. Car c’est passionnant. Des gens morts en apparence, qui s’avèrent souvent être pleinement conscients. Comment faire pour communiquer avec eux ? C’est un thème qui préoccupe la médecine contemporaine.
Le manga a toujours été présent dans vos films, mais le plus souvent comme prétexte. Dans « Real », il est absolument central. Il va jusqu’à se matérialiser d’un point de vue narratif. Pourquoi un tel investissement dans ce genre littéraire ?
Je ne suis pas un connaisseur en matière de mangas. Je ne saurais pas les définir, pas plus que je ne connais leur place dans le Japon actuel. Cependant, j’ai observé l’apparition d’un certain type de mangas qui ne déforment pas la réalité. Au contraire, ils tentent d’en faire une reproduction fidèle. Et ça m’intéresse beaucoup. Souvent, les dessinateurs reproduisent des photos en retouchant les originaux sur ordinateur. Même les visages sont réalistes, ils ne sont pas déformés et ont l’air de vrais Japonais. Pourquoi les dessinateurs sont-ils si attachés au réel ? Quand j’ai interrogé certains d’entre eux, tous m’ont dit qu’en réalité, ils aimeraient réaliser des films. Qu’ils rêvent de mangas qui ressembleraient à des films. En tant que réalisateur de films, je trouve ça très curieux. Car, de mon point de vue, un film n’a pas vocation à extraire la réalité telle quelle. Certes, la caméra permet de filmer le réel. Mais à cela, on ajoute des éclairages, des décors, et on modifie la réalité de nos propres mains. Ainsi s’établit la fiction, le drame. Pour moi, c’est la mise en scène qui marque les esprits. À l’inverse, ces dessinateurs de mangas travaillent à l’épure. Ils veulent coller à la réalité. Pour se rapprocher des films, en ayant des principes opposés. Et des intentions opposées. Ça m’a interpellé. D’où mon envie d’intégrer ces éléments dans mon film, de mettre en scène des dessinateurs qui finissent par confondre le réel et l’irréel. C’est un thème qui me tenait à coeur.
La plupart de vos films ont été filmés à Tokyo, dans la jungle urbaine, dans des endroits serrés, chargés. Dans « Real », on découvre une île plutôt utopique. A quel point a-t-elle été importante dans ce film ?
Ce n’est pas forcément par volonté de filmer Tokyo. Je dirais même que c’est rarement le cas. À quelques exceptions près, je cherche en réalité à filmer des lieux neutres. Des lieux abstraits. Des villes, des routes, des montagnes banales. Je rêverais de tourner dans des lieux qui ne soient nulle part. Ceux que j’imagine en écrivant le scénario. Mais quand j’explique ça au producteur, il me dit : « Comment ça nulle part ? Si ça n’a pas d’importance, autant tourner ici, à Tokyo ! ». Autrement dit, « nulle part » se transforme en « n’importe où ». D’où le fait que presque tous mes films sont tournés à Tokyo. Pour « Real », l’histoire est censée se dérouler à Tokyo, d’où quelques plans de la ville au cours du film. Cependant, pour les scènes clés du passé, il fallait un autre lieu. Celles où apparaissent les souvenirs et les secrets des personnages. Pour le coup, je voulais un lieu qui ait l’air d’être nulle part. C’était indispensable du point de vue narratif. J’ai décidé de respecter le roman original, et de choisir une île pour tourner ces scènes. Dans le roman, il est question d’Okinawa. Les descriptions permettent d’avoir une idée précise du décor. Pour l’adaptation à l’écran, j’ai volontairement choisi d’éviter Okinawa au profit d’un lieu moins reconnaissable. Une île qui soit un lieu abstrait. Ce lieu fait partie intégrante du déroulement du film. C’est la première fois que je tournais sur une île. Je n’ai aucune idée de la façon dont les Français voient cette île. Au Japon, rares sont ceux qui sont capables de la situer. Les gens l’imaginent au sud sans savoir où exactement. Mon objectif est à moitié atteint, car les gens s’interrogent, certains doutent de son existence. L’île devient un lieu étrange, abstrait et inaccessible. Reste à savoir si les étrangers auront la même sensation.
Dans « Real », les effets spéciaux sont plus complexes qu’à l’accoutumée, avec un grand travail d’animation numérique, dont ce dinosaure. Comment voyez-vous ce travail technologique ?
J’ai l’habitude d’utiliser ces techniques. Mais, comparativement à mes films précédents, « Real » en utilise beaucoup plus, et de bien meilleure qualité. Ils tiennent un rôle très important dans le film. Personnellement, je m’intéresse aux nouvelles techniques, et en particulier à celles que je n’ai jamais utilisées. Dès que j’en ai l’opportunité, j’essaie d’en profiter. Pour voir ce qu’elles apportent au film. Je ne comprends pas qu’on dénigre ces techniques sans les connaître. Une fois qu’on les a essayées, on est libre de ne pas en vouloir. Moi, j’ai eu envie de continuer à explorer ce champ de nouveautés. Dans le cas de « Real », par chance, le contenu réclamait l’usage de ces différentes techniques. Et surtout, je disposais d’un budget plus important. J’en ai donc profité pour intégrer de nouveaux effets spéciaux, ce qui m’a permis de réaliser toutes sortes d’images. Cela rejoint ma réponse précédente, mais grâce à cela, j’ai pu m’extraire de Tokyo et filmer des lieux plus abstraits. J’ai pu créer un espace plus propice au film. Des paysages correspondants exactement à la dramaturgie. Cela m’a permis de donner du relief. C’est une chance de raconter une histoire totalement différente des précédentes grâce à ces effets. Le Japon possède d’excellentes techniques qui n’ont rien à envier à Hollywood. J’ai pu le vérifier de mes propres yeux.
Est-ce que faire un film avec des effets spéciaux fait peur ?
C’est un moyen d’expression parmi d’autres. Il y a plusieurs degrés de surprise, plusieurs façons de l’être. Mais pour montrer aux spectateurs des choses qu’ils n’ont jamais vues, ou pour les étonner au point qu’ils n’en reviennent pas, on n’est pas obligés d’avoir recours aux effets spéciaux. La mise en scène, l’intrigue, le jeu des acteurs, les éclairages, les jeux de caméra, les décors : sans une juste combinaison de toutes ces composantes, les spectateurs ne sont pas surpris. Il suffit de voir les films d’Alfred Hitchcock pour le comprendre. Autrement dit, les effets spéciaux ne sont qu’un des éléments qui constitue la somme du film. Et si le film et l’intrigue le requièrent, je trouverais dommage de s’en priver.
Propos recueillis par Francisco Ferreira – Locarno août 2013