« Shokuzai » se compose de cinq portraits de femmes, avez-vous le sentiment d’évoquer la condition féminine japonaise ?
D’une certaine manière, oui, c’est une vision de la femme japonaise contemporaine. Et plus précisément celle de Minato Kanae, la romancière qui a écrit le livre dont « Shokuzai » s’est inspiré. Néanmoins, en tant qu’homme, j’ai du mal à concevoir que les femmes d’aujourd’hui correspondent à un modèle foncièrement rattaché à leur passé qui peut prendre une place prépondérante dans leurs vies. Mais ce n’est peut-être que l’illustration des éternelles divergences entre les hommes et les femmes sur le sens de la vie. Je dois néanmoins admettre qu’il y a des éléments de cette histoire et de la psyché des personnages féminins que je n’ai toujours pas compris, même après avoir lu le livre et réalisé ce film (rires).
Pensez-vous décrire avec ce film une forme d’émancipation féminine ?
Je ne sais pas si on peut clairement parler d’émancipation ici mais, par leur comportement, par leur sens de la vengeance qui les libère d’un poids, ces femmes ont le sentiment de faire du mieux qu’elles peuvent pour reprendre le contrôle de leur vie. Est-ce qu’elles y arrivent ? C’est une autre question. Je dois d’ailleurs vous confier que je suis un peu inquiet pour le devenir de ces personnages. Je me demande si elles ne vont pas faire des choses un peu plus graves que ce qu’elles font déjà dans le film. A l’exception peut-être de Yuka, la fleuriste, qui semble s’être réconciliée avec elle-même, en faisant le choix d’un enfant. Ce peut ne pas être bien perçu par la société japonaise actuelle, mais elle y trouve sa libération. Pour les autres…
Ces cinq femmes sont caractérisées par une névrose précise. Comment avez-vous conçu le casting ?
A l’exception de Kyoko Koizumi, qui interprète la mère, je n’avais jamais travaillé avec les quatre autres comédiennes. Actuellement, elles sont toutes sur le devant de la scène au Japon, très populaires, que ce soit dans des films ou des séries télé. Je les ai vraiment recrutées a contre-emploi, leur ai propose des rôles loin de ce que chacune avait l’habitude de faire. Toutes ont été très enthousiastes à cette proposition. Peut-être parce que ces rôles leur permettaient de dépasser une frustration de jouer ou elles se voient toujours confier les mêmes types de personnages.
Vous retrouvez dans « Shokuzai » une constante formelle: cette idée de géographie de l’espace, des lieux. Mais poussée plus loin lorsque les décors où évolue chacune de ses filles contribuent à les incarner ou à révéler quelque chose d’elles.
C’était une manière de compléter les zones d’ombre du roman, qui donne très peu d’indices sur ces femmes, en dit peu sur où et comment elles vivent. Or, c’était à mes yeux très important d’avoir certaines informations. Je les ai donc imagées. Chaque espace a été très mûrement pense, réfléchi, notamment les lieux ou elles vivent à l’âge adulte. Ce sont des appartements ou des maisons plutôt modestes, parce que je suis parti du principe que ces jeunes femmes étaient finalement assez ordinaires, tout en ajoutant pour chacune des détails par l’ameublement ou l’agencement des pièces reflétant leur identité propre.
Aviez-vous, à l’écriture, l’envie d’une globalité ou de spécificités propres à chaque portrait ?
Je n’ai pas écrit « Shokuzai » dans un ordre chronologique, je n’avais d’ailleurs pas de narration précise en tête avant de m’attaquer au scénario. Ce processus s’est répété au tournage, ou les portraits n’ont pas été filmés chronologiquement. On a d’ailleurs commencé par le dernier… Mais je crois que l’ensemble a gagné avec cette gestation quelque peu déstructurée.
Ces cinq femmes sont par ailleurs toutes confrontées à un homme, qui est généralement la source de leurs malheurs. Qu’est-ce que cela exprime pour vous de la masculinité ?
Dans le roman, il y avait encore moins d’informations concernant ces hommes. On savait juste que l’assassin était un sale type. Ça me paraissait un peu juste (rires). Il était nécessaire de donner de l’épaisseur à ces rôles, ne serait-ce que pour que les comédiens aient de la matière. Y compris, voire plus encore, pour cet assassin : il était fondamental de pouvoir lui procurer un minimum d’empathie. Ensuite, on peut forcement trouver le portrait de la gent masculine sombre, puisque la grande majorité des personnages se font tués ou se suicident. Mais, paradoxalement, je les ai trouvés tellement plus libres que les hommes de mes précédents films que j’ai fini par les considérer comme relativement aimables.
Le poids du passé est l’élément clé de « Shokuzai ». Pensez-vous qu’il a effectivement une influence, qui détermine ce que l’on est ?
En ce qui me concerne, je ne peux que le constater : je suis le produit de mon passé. Je le regrette parfois et voudrait y changer quelque chose, mais ce n’est pas possible. C’est sans doute ce qui m’a mené à une figure récurrente dans mes films : des hommes qui ne peuvent s’extraire de ce déterminisme. Et généralement, ce sont les personnages féminins qui étaient plus conscients, leur offraient des opportunités de s’en sortir. La grande nouveauté du film est justement que, cette fois-ci, les femmes sont tout aussi perdues que les hommes !
« Shokuzai » porte-t-il un regard nouveau sur le couple, la cellule familiale et plus généralement la société japonaise ?
J’espère que ma façon de voir les choses a évolue au gré des années, mais je ne suis pas certain que ce soit perceptible de l’extérieur ou à travers mes films. Au-delà de la famille ou du couple, c’est essentiellement le thème des rapports humains que j’essaie d’aborder. Mais c’est le cas de nombreux cinéastes, ne serait-ce que parce que c’est une matière passionnante, que l’on peut perpétuellement explorer, décliner de façons multiples. C’est difficile pour moi d’analyser ma vision de ces thèmes, mais j’ose espérer qu’elle est sensible et profonde.
Kyôko Koizumi et Teriyuki Kagawa formaient le couple de « Tokyo Sonata » (2008)… Y aurait-t-il ici comme un prolongement de votre précédent film ?
J’ai pensé à eux pour ces rôles dès la lecture du roman. Il faut croire que les producteurs ont eu la même idée puisque, sans que l’on se concerte, ils m’ont rapidement suggéré de leur proposer de les intégrer à la distribution.
« Shokuzai » joue constamment sur un rapport au temps, jusqu’à faire de l’ellipse un principe narratif.
J’ai longtemps eu peur qu’on me reproche que ces ellipses compliquent la compréhension du film. Les projections en festival m’ont clairement rassuré sur ce point. Mais au-delà d’une part intentionnelle, ce procédé a aussi été imposé par le roman qui contient de nombreuses zones d’ombres. N’ayant pas d’éléments pour les éclairer, j’ai purement et simplement décide de conserver cette volonté de la romancière. Prenez l’exemple de la dernière partie, qui se joue autour d’éléments antérieurs a la mort d’Emili, liés au passé d’Asako : elle contient un très long monologue pour recontextualiser. Au départ, je me suis dit que les gens n’allaient pas y comprendre grand-chose, avant de m’apercevoir que sa fonction était simplement de montrer que cette femme est prisonnière de son passe, quoiqu’elle fasse.
« Shokuzai » signifie « pénitence ». A l’arrivée, la résolution du film est plus proche des notions de karma tandis que ce titre est assez chrétien.
Ce titre original m’a en quelque sorte été imposé, puisque c’est celui du roman. Mais je ne l’ai pas du tout interprété sous l’angle de la religion. Plutôt comme quelque chose qui a effectivement à voir avec l’idée de destin. Aussi dans le lien à la vengeance de ces femmes. Chacune à sa manière veut prendre sa revanche sur des traumatismes qui lui sont propres. Mais, et c’est le fil conducteur du film, elles sont liées par l’assassinat d’Emili, qui guide, qu’elles le veuillent ou non, leur comportement et leur existence. « Shokuzai » est donc un titre un peu fort à mon gout. » La vengeance du destin » aurait été plus juste… mais moins digeste (rires) !
La notion de vengeance fait forcément écho à celle de justice. Elle arrive tardivement dans « Shokuzai » et s’avère assez vaine. La justice des hommes ne pourrait rien contre une sorte de justice immuable ?
Des qu’il est question de faire intervenir la justice, ou plus précisément la loi dans un film, je me pose toujours la question du comment. En l’occurrence, la police, censée enquêter sur des crimes, est dépassée dès le départ par la justice individuelle des protagonistes. A partir de la, l’appareil judiciaire ne peut que se prononcer de manière pragmatique, qualifier ce qu’ont fait ces personnages comme des crimes ou non. Il ne peut être qu’une balise, un repère par rapport a l’aspect factuel de la loi, mais n’a effectivement aucune influence sur le déroulement des événements. Est-ce que cela fait de moi un moraliste ou pas ? Je serais bien en peine de répondre a cela.
On peut se demander en revanche si vous êtes fataliste…
Il est certain que c’est la première fois qu’un de mes films s’achève sur une note clairement sans espoir, sur cette mère définitivement perdue, qui se pose profondément la question de sa place dans le monde. Jusque-là, s’il m’est arrivé de donner des fins pessimistes à mes films, les personnages y trouvaient généralement une échappatoire, que ce soit par des lieux où aller ou un espoir qui les dirige. Asako n’a plus rien que ses doutes. Disons que fondamentalement je ne crois pas au destin mais que face à certains événements ou moments de la vie, je me demande s’il ne se manifeste pas en donnant des signes (rires).
« Shokuzai » joue avec les codes du film de malédiction. Usuellement, les personnages y cherchent à savoir pourquoi ils sont maudits. Ici on le sait dès les premières minutes.
Le roman était organisé de manière très différente : chaque personnage faisait un flash-back sur le meurtre d’Emili. Ce qui se traduisait par des passages où chacune racontait, par des lettres ou oralement, ce qu’elle avait vécu. Le livre ne donnait que des indices sur leurs vies d’adultes au quotidien. Même s’il était nécessaire d’aborder ce passé dans le film pour expliquer les motivations des personnages, je ne voulais pas le baser intégralement sur quelque chose de rétrospectif. En tant que spectateur, je préfère savoir ce qui se passe dans le présent des personnages, ce qu’ils vont faire, plutôt que ce qu’ils ont fait. Pour faire une comparaison avec les films de malédiction, il me paraissait plus intéressant d’en faire une connexion, un point de départ entre ces femmes, et qu’on voit sa résultante sur elles, comment elle a modelé leurs vies au quotidien.
« Shokuzai « entretient des liens, par ses thèmes, son ton ou son mode de production, avec les nombreux registres, du cinéma fantastique aux chroniques domestiques en passant par le V- film, ou vous avez officié. Considérez-vous ce film comme leur synthèse ?
J’ai surtout découvert, avec une certaine appréhension, le devoir de fidélité au contenu du best-seller que j’adaptais. Je n’étais pas sûr de savoir ni d’aimer le faire. Il s’avère qu’autant en termes de récit, je n’ai pas pu m’éloigner du livre, autant en termes de construction, je me suis réapproprié les choses, ai introduit des éléments ou des thèmes qui me sont familiers. C’est sans doute ce qui donne le sentiment à ceux qui connaitraient mes précédents films d’être en terrain connu.
Entretien réalisé le 23 novembre 2012. Traduction Léa Le Dimna.