Le film se situe au début du XXe siècle. Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à cette période et en quoi peut-elle faire songer au Brésil d’aujourd’hui ?
CAETANO GOTARDO : En 2012, quand on a commencé à imaginer ce film, le Brésil traversait une phase d’euphorie économique. Une partie des déclassés du pays commençaient à pouvoir accéder à la classe moyenne. Les tensions raciales, qui jusque-là étaient plutôt cachées, du moins en surface, ont commencé à se raviver fortement. C’est aussi à ce moment-là qu’on a commencé à se pencher sur une période particulière de l’histoire du pays : la fin du XIXe siècle quand l’esclavage a été aboli au Brésil. Rien n’avait été prévu pour intégrer cette population noire dans la vie citoyenne du pays, mais en revanche, il était bien prévu de faire venir davantage d’émigrés blancs au Brésil afin de s’assurer que la population brésilienne soit à dominante blanche dans les décennies qui allaient suivre. On revient donc sur cette période de l’histoire afin de mieux comprendre ce qu’il se passe dans notre société actuelle.
En plus de ces discriminations raciales, le système de classes a été réinventé. Comment avez-vous cherché à décrire ce changement social de fond dans le film ?
MARCO DUTRA : À la fin du XXe siècle, l’appartenance à la classe moyenne plutôt qu’aux classes inférieures ou laborieuses était perçue comme une véritable réussite. J’ai grandi dans l’idée que j’appartenais à la classe moyenne. Mais avec le temps, j’ai commencé à remettre en question les valeurs qui sont attachées à cette idée. Au Brésil, la majorité des classes défavorisées sont des personnes de couleur. Ce film cherche, d’une certaine manière, à montrer l’émergence d’une classe moyenne au Brésil.
CAETANO : Ce qui est curieux, c’est que pour la famille Soares dans le film, accéder à la classe moyenne est plus proche du cauchemar que du rêve. Ils ont été riches par le passé, mais quand le film démarre, ils ont déjà perdu la plupart de leurs possessions. C’est la manière dont ils s’accrochent à cette croyance qu’ils ont le droit de posséder tout ce qu’ils veulent, aussi bien des êtres humains que des éléments intangibles comme le savoir, qui nous a intéressés le plus car cela illustre parfaitement le type de classe moyenne qui allait émerger par la suite.
Hormis João, les personnages principaux dans le film sont des femmes, tandis que les hommes ont des rôles secondaires. Qu’est-ce qui vous a amené à structurer l’histoire autour de ces deux familles de femmes ?
MARCO : L’idée de ce film, c’était de parler aux gens déracinés ou en crise existentielle. Pendant longtemps, une des scènes les plus longues et les plus intenses fut celle de la confrontation entre Maria et son père. Mais finalement, au fur et à mesure que l’histoire s’est écrite, nous nous sommes aperçus que le père n’était presque qu’un fantôme dans sa vie. En revanche, la confrontation entre Maria et Iná était bien au coeur du film ; un panorama que nous proposions au spectateur, dans lequel les femmes et la nouvelle génération se confrontaient réellement à une nouvelle réalité.
Aviez-vous une vision spécifique préétablie en termes d’esthétique pour ce film d’époque ? Y avait-il des aspects que vous souhaitiez mettre en avant absolument, ou au contraire, des pièges à éviter à tout prix ?
CAETANO : Quand on a commencé à travailler sur le traitement du film, nous allions superposer subtilement les époques ou les périodes afin de trouver une manière formelle et sensorielle d’évoquer la proximité entre l’époque qui est montrée à l’écran et celle dans laquelle nous vivons actuellement. C’est aussi une manière pour nous de remettre en question un passé dont les souvenirs sont constitués principalement par une certaine classe qui contrôle encore aujourd’hui la manière dont est racontée l’histoire de notre pays.
Qu’est-ce qui s’est avéré le plus difficile quand il a fallu tourner un film d’époque dans la ville de São Paulo elle-même ?
MARCO : Il est difficile de tourner des scènes d’époque dans une ville comme São Paulo car elle a énormément changé en un siècle. C’est une ville qui fait son possible pour se moderniser et pour oublier le passé. Nous trouvions plus intéressant de partir du São Paulo moderne actuel en essayant de mettre en lumière les différentes couches que la ville tente désespérément de dissimuler. Nous voulions aussi imaginer tous ces gens qui avaient arpenté cette ville avant nous, « tous ces morts » toujours en vie derrière chaque mur.
Au-delà de l’aspect physique, comment le changement ou la continuité se manifestent-ils dans le domaine de la spiritualité ?
CAETANO : La foi d’Iná est le meilleur moyen de conserver un lien profond avec ses ancêtres et avec une culture que la société brésilienne a tenté d’effacer. C’est comme ça que le catholicisme de Maria se retrouve aussi au centre de la discussion. Non seulement du fait de la différence de traitement des deux religions dans notre pays, mais aussi parce que la relation de ces personnages qui ont la foi, et leurs manières d’appréhender cette foi, vont engendrer un conflit important dans le film.
Il y a aussi un personnage essentiel qui sert de catalyseur, le voisin des Soares, qui est non seulement métis mais aussi ambigu sexuellement.
CAETANO : Nous aimons beaucoup ce personnage, Eduardo. Il donne l’impression d’être à part partout où il se rend, mais en parallèle, il semble avoir une vie intérieure riche, même s’il peut à peine l’évoquer. La population métissée fait l’objet de vives discussions au Brésil. Nous avons souhaité inventer des personnages complexes et non pas uniquement des prétextes à aborder tel ou tel sujet.
MARCO : Tout cela vient aussi certainement du point de vue original que nous portons sur la société du fait de notre homosexualité. Nous avons conscience de la manière dont nous sommes perçus par cette société, c’est-à-dire comme des Blancs, de classe moyenne, des artistes gays. Mais en tournant ce film, nous nous sommes aperçus que notre point de vue était forcément limité. La collaboration avec les acteurs et l’équipe, qui étaient principalement de sexe féminin et d’origines diverses, a pris une importance incroyable. Davantage que dans nos précédents films, ce sont les contributions de toute l’équipe qui ont rendu ce film possible, et qui nous ont transformés tout en nous enrichissant spirituellement.
Vous travaillez ensemble depuis des années, mais c’est la première fois que vous coréalisez. Pouvez-vous nous parler de ce duo créatif ?
MARCO : Je pense que la coréalisation est de plus en plus répandue aussi bien au Brésil qu’au niveau international chez les cinéastes de notre génération. Le cinéma est un travail d’équipe, et partager l’affiche en tant qu’auteurs, c’est une manière de conserver sa créativité, de mettre de côté le pire de l’ego. Parfois on réalise chacun de son côté, parfois on partage ; tout dépend de la nature du projet.
CAETANO : Marco est la première personne que j’ai rencontré le jour de mon arrivée en école de cinéma, en 1999. Nous adorions passer du temps ensemble et découvrir des films. Nous avions des goûts très différents l’un et l’autre quand il s’agissait de choisir les films à aller voir. Au stade de l’écriture, nous trouvions des idées que nous développions ensemble, mais une fois cette étape terminée, nous écrivions chacun de notre côté. Choisir chaque mot ensemble serait quand même peu aisé. Naturellement, au moment d’assembler le tout, nous révisions plusieurs fois ce que nous avions écrit, et au bout du compte, on ne se souvenait plus vraiment qui avait écrit quoi. En ce qui concerne la réalisation, nous faisions tout ensemble. Nous parlions aux acteurs et à l’équipe technique, nous prenions toutes les décisions nécessaires, nous nous rendions en salle de montage… toujours ensemble.