Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser au sujet du déni de grossesse ?
Par la lecture d’un fait-divers, il y a une dizaine d’années : une femme avait mis au monde un enfant, seule chez elle, terrassée par la douleur et la peur, sans comprendre ce qui lui arrivait, ni même qu’il s’agissait d’un nouveau-né. Cet accouchement s’est terminé par un drame, l’enfant est mort. Je n’arrivais pas à saisir comment la présence de cet enfant dans son ventre durant neuf mois avait pu lui échapper, ainsi qu’à tout son entourage. En cherchant j’ai appris qu’en cas de déni, le ventre ne s’arrondit pas, il n’y a pas forcément d’arrêt des règles, parfois même aucun des symptômes habituels d’une grossesse. Plus je cherchais à comprendre et plus je me documentais, plus cette situation me captivait et me passionnait. J’ai eu la chance de rencontrer très rapidement les bons interlocuteurs.
Votre film est dédié à la mémoire de Félix Navarro. Avez-vous rencontré ce médecin lors de vos recherches ?
Le docteur Félix Navarro a créé l’Association Française pour la Reconnaissance du Déni de Grossesse, AFRDG à Toulouse, en 2006. Il est aujourd’hui décédé et je lui ai dédié le film. Je l’ai rencontré en 2011, à un colloque organisé par son association : ce colloque entièrement consacré au déni de grossesse a réuni pendant deux jours des obstétriciens, psychiatres, experts et magistrats… J’y ai également rencontré une femme, sans savoir qu’elle avait elle-même vécu un déni de grossesse et que son drame avait mené à la création de l’Association (son bébé mort à l’accouchement, elle a été jugée aux assises). Cette femme a été la première à me raconter son histoire, la prison où elle est restée 9 mois. Elle fut en quelque sorte mon « grand témoin ». Ma motivation est donc partie de cette rencontre humaine. Je voulais évoquer sa souffrance, celle de sa famille, de son enfant aussi car elle avait déjà un fils. Elle fait d’ailleurs une apparition dans le film avec ce fils qui a vingt ans aujourd’hui.
Le temps de l’écriture du scénario a-t-il été long ?
J’ai travaillé sur le scénario pendant près de huit ans, en me basant sur plusieurs histoires réelles. Pour moi, l’identification à l’héroïne était cruciale, afin que nous prenions tous, hommes ou femmes, conscience de ce symptôme et du tsunami intime que représente le déni de grossesse.
C’est en mai 2019 que j’ai rencontré ma productrice, Stéphanie Douet (Sensito Films), et nous avons tout de suite commencé à travailler ensemble sur le texte, en faisant le choix du thriller judiciaire.
Tout au long de l’écriture, le scénario a été relu par des médecins, des avocats, deux juges d’instruction, des experts psychiatres et obstétriciens. Il était très important pour moi que jusque dans les moindres détails tout soit vérifié et crédible. Corinne Acker, experte psychiatre aux assises de Strasbourg, a fait une relecture et des remarques passionnantes. Elle m’a dit cette phrase formidable : « Deux choses différencient l’être humain d’un bout de viande : la culture et la loi ». A chaque rencontre, à chaque relecture, j’espérais en découvrir davantage, mais tous les spécialistes se heurtent à un mystère qu’il faut pourtant accepter.
Comment avez-vous construit le personnage de Claire Morel ?
J’ai choisi de raconter l’histoire d’une femme atteinte d’un déni total, issue d’un milieu aisé, éduquée, et surtout déjà mère : cela rend la situation encore plus incompréhensible. Contrairement à une idée reçue, les femmes qui vivent le déni sont de toutes conditions sociales, souvent déjà mères et aimantes. Rien ne les prédispose à devenir d’éventuelles mères infanticides. Je voulais aussi que l’enfant de Claire et Thomas soit vivant, qu’il y ait de l’espoir… J’ai très vite pensé que Claire serait avocate, un métier qui cristallise facilement les interrogations. Une avocate incarcérée pour tentative de meurtre, ça fait réagir tout le monde. Puis est arrivé le personnage de Sophie, son amie de toujours, avocate elle aussi, qui assure sa défense. Claire n’est pas une petite chose fragile. Après un temps de sidération, elle se reconstruit avec l’aide de son mari et de son amie. Face à elles, il y a l’enquête menée par le juge d’instruction, la procureure et les experts. Ce qu’on appelle la machine judiciaire.
La justice réagit effectivement très vite… mais en emprisonnant cette femme.
Je ne comprends toujours pas pourquoi on inflige de la prison à ces femmes. C’est monstrueux de les enfermer et de les séparer de leur famille à un moment où elles sont très fragiles. Quand il y a procès aux assises, les magistrats doivent décider s’il y a eu manquement, intention de donner la mort ou meurtre, avec ou sans altération de la conscience. Le soupçon est automatiquement projeté sur ces femmes qui doivent tenter de démontrer pourquoi et dans quelle mesure elles n’ont vraiment rien vu de leur grossesse. En 1990, certains psychiatres ont milité pour que le déni de grossesse soit inscrit dans le DSM (classification des troubles mentaux) mais ils ont été confrontés à une très forte résistance. Encore aujourd’hui le verdict des procès dépend beaucoup des jurés, du juge et de ses assesseurs. C’est la loterie. Le déni de grossesse parle de l’intime et peut finir en justice. Ce grand écart m’interpelle et me questionne vraiment !
On comprend qu’un déni fait souvent exploser la famille, éloigne les amis, attire des haines…
Il y a des menaces, des gens haineux, comme ceux qui mettent à sac le bureau de Sophie, l’avocate de Claire. Cette haine est encore plus forte si le bébé est mort après l’accouchement. Le déni de grossesse pose problème à notre société parce qu’il touche par essence au corps de la femme. J’ai choisi de ne pas avoir d’enfant, et j’ai dû affronter le regard des autres, un regard d’incompréhension mêlé de suspicion qui a peut-être quelque chose à voir avec celui que l’on pose sur ces femmes après leur déni de grossesse. Ces femmes, dont j’aurais pu être aussi, m’ont bouleversée par leurs histoires, l’absurdité et souvent l’injustice de leurs situations.
J’ai l’impression que les hommes changent d’avis au sujet du déni au cours du film.
Ils évoluent tous dans la compréhension du mystère : Thomas, le mari de Claire, le juge d’instruction, mais aussi Paul, l’assistant de Sophie. Même les policiers traitent Claire moins durement après quelques semaines. Si je peux utiliser une métaphore, je dirais que la recherche de la vérité dans ce cas est comme un sable mouvant : dès que quelqu’un pose le pied sur une marche un peu solide, les autres le suivent. Mais l’incompréhension face au déni n’est pas du tout limitée aux hommes, elle touche aussi les femmes. C’est un mystère humain. C’est l’affaire de tous, j’aimerais qu’on le comprenne en voyant le film.
Pourquoi avoir choisi Maud Wyler pour incarner Claire ?
J’avais envie depuis longtemps de travailler avec elle, après l’avoir découverte dans des courts métrages puis dans LE COMBAT ORDINAIRE. Son visage est tellement expressif, il donne à voir chacune des émotions de son personnage. Elle travaille également beaucoup ses postures, et alterne pour le personnage de Claire entre une femme brisée dont le corps part en morceaux, et ce qu’il reste de son passé d’avocate, maîtresse de son image. Il fallait que le spectateur soit en empathie avec elle, qu’on la croit : elle est droite et sincère, en retenue. Ses gestes restent dans l’économie, tout est intérieur, et pourtant tout est visible. Maud a une grande puissance d’évocation.
Son amie et avocate, Géraldine Nakache, est très combative. Pour elle, « dans le déni de grossesse la mère n’est pas un assassin c’est une victime. En plus c’est un combat qui rejoint complètement celui de la liberté de la femme. »
Son personnage, Sophie, est notre guide en tant que spectateur. Son regard généreux et empathique nous amène à la question cruciale : « Y-a-t-il eu altération ou abolition du discernement ? » Géraldine Nakache a nourri son personnage de son énergie si particulière, de son humour aussi. J’ai rencontré une femme pleine d’humilité, extrêmement sensible et troublée par ce phénomène du déni de grossesse qu’elle a redécouvert en lisant mon scénario d’une traite. Géraldine est une comédienne à l‘écoute, curieuse, piquante. Je crois que Sophie lui ressemble par son humanité, son humour, et son phrasé particulier, presque musical. Sophie et Claire sont les deux faces de la même pièce, le reflet l’une de l’autre. Si c’était arrivé à Sophie, Claire l’aurait défendue de la même façon.
Thomas est un mari très soutenant, même s’il est parfois dépassé. Pourquoi avez-vous choisi Grégoire Colin ?
Grégoire Colin diffuse un magnétisme certain. J’ai toujours été frappée par l’intensité de vie et l’énergie qu’on sent dans son regard. Comédien instinctif, il a souvent incarné des personnages sombres, inquiétants. Mais sa palette de jeu est bien plus étendue et il aime expérimenter. Il a en commun avec le personnage de Thomas une très grande sensibilité, un amour de la solitude. Ce sont des hommes qui ont du mal avec les mots, qui ont besoin de regarder, de toucher. Le mari de Claire travaille à l’ONF, ainsi la nature et la forêt sont autant de respirations, de moments d’apaisement, dans le drame que vit le couple. Thomas est capable d’enregistrer l’énergie électrique qui parcourt un arbre mais il n’a pas senti cet enfant qui poussait dans le ventre de Claire, et ça, il n’arrive pas à se le pardonner. Il avoue à Claire : « On ne peut pas te reprocher quelque chose que personne n’a pu voir, même pas moi. Ça n’a pas de sens. »
Les représentants de la justice sont incarnés par des comédiens atypiques, loin des stéréotypes.
Pour la jeune procureure présente pendant la reconstitution, j’ai choisi Ophélia Kolb, dont le visage presque enfantin par moments contraste avec la dureté de ses propos. Son rôle est de faire dire la vérité, elle est jeune, agressive, sans doute choquée : elle regarde en face l’horreur de ce nouveau-né laissé sur une poubelle. Pascal Demolon, qui joue le juge d’instruction, a un tout autre rôle. Son personnage pose beaucoup de questions, c’est sa fonction, mais il est aussi censé ne pas trop exprimer son ressenti. A chaque audience, il observe, il capte ce que Claire et Sophie révèlent en dehors de leurs réponses. Pascal Demolon est un comédien dont l’humanité vous saute au visage. Ses mains, sa gestuelle généreuse, et sa voix grave, cassée, parfois brisée, font partie des raisons qui m’ont fait aller vers lui. Je ne voulais pas tomber dans la caricature du juge qui serait là pour brimer une vie. Il ressemble à ces juges que j’ai eu la chance d’approcher, qui aiment la vie, qui tentent de redonner une seconde chance aux prévenus dont ils ont la charge, bien loin du cliché.
Deux autres personnages secondaires ont un véritable rôle de soutien auprès de Claire : sa codétenue et sa belle-mère.
J’ai repéré Fatima Adoum, la codétenue de Claire, en cherchant le visage qui l’incarnerait.
C’est un personnage qui permet à Claire de garder pied, un personnage clef pendant ses quatre mois d’incarcération. Elle a peu de dialogues mais énormément de présence. Sa vivacité, sa prise directe avec l’instant l’ancrent immédiatement dans la réalité. Et puis c’est celle qui fait comprendre à Claire qu’elle a de la chance parce que son enfant est vivant !
Fanny Cottençon joue Émilie, la mère de Grégoire Colin, à la fois bienveillante et délicate. Elle a été une des premières lectrices de mon scénario. Elle était déjà une figure maternelle dans mon premier film « Le Jour de la Grenouille ». Si son personnage doute parfois, ce n’est jamais de la sincérité de Claire, plutôt de la future sentence du tribunal.
Comment l’histoire de Claire devient-elle une véritable enquête, un thriller judiciaire ?
Il fallait une narration simple et directe. Sans pathos. Je voulais de l’action, donner les faits, rien que les faits, en axant le film sur la construction de la défense de Claire et sur le travail d’enquête de la justice. Le spectateur a besoin d’être sûr d’avoir vu et ressenti la même chose, les mêmes ambigüités, que les protagonistes. Il explore deux mondes : celui de Claire, victime d’elle-même, et celui de la justice, jamais à l’abri d’une éventuelle erreur judiciaire. J’ai eu la chance de travailler au montage avec Loïc Lallemand, qui a été un véritable allié, d’autant que le montage s’est déroulé en partie en parallèle du tournage. On accompagne Claire et Sophie pendant leurs parcours, on ne les lâche jamais. Plus on avance dans l’histoire, plus elles se rapprochent en rythme, en énergie et en volonté de se faire entendre.
Quels choix avez-vous fait concernant la lumière et le cadre ?
Je souhaitais garder une réelle proximité avec le spectateur. Qu’on ne lâche jamais les personnages. Je tenais à filmer les visages au-delà de la parole, leurs ambiguïtés et leurs non dits. C’est l’image qui révèle ce que chacun pense vraiment. C’est à l’image que l’on décrypte leur intime conviction. George Lechaptois, dont j’admire le travail sur de nombreux films, a été un chef opérateur de rêve, très calme et posé, complice. C’est un artiste, avec qui j’ai pu travailler tout en nuances. En intérieur, dans la première partie du film puis en prison, les fonds sont assez indéfinis, sans que l’on distingue les arrières plans, avec une lumière plutôt étale, presque laiteuse. Elle se rapproche de celle du PROCÈS DE VIVIANE AMSALEM de Ronit et Shlomi Elkabetz, où la lumière de Jeanne Lapoirie y est blanche, douce, et contraste avec les propos qui se tiennent dans ce huis-clos. Dans la seconde partie de mon film, quand Claire rentre chez elle en liberté conditionnelle, le décor de sa maison a évolué, la lumière aussi. Les personnages éclairés par de plus petites sources habitent le décor de façon plus réaliste, plus ancrée.
Ce titre « Toi non plus, tu n’as rien vu » est une adresse à tous : le déni de grossesse est-il collectif ?
Le film s’ouvre sur cette séquence de Claire qui saute dans une piscine avec un ventre totalement plat, enceinte de 8 mois et demi. Elle accouche deux semaines plus tard et le spectateur, lui non plus, n’a rien vu. Est-ce qu’il serait pour autant complice ? C’est tellement troublant qu’on refuse ce mystère. Le bébé se cache : on le découvre parfois au hasard d’une radio, d’une échographie pour des douleurs aux reins par exemple.
Il se développe le long de la colonne vertébrale sous les côtes, l’utérus de la mère ne bascule pas en avant, elle n’a pas de gros ventre. Le déni est différent pour chacune des femmes qui l’ont vécu, mais il existe un dénominateur commun : l’absence des signes physiques de la grossesse habituelle. Des gynécologues m’ont parlé de femmes qui apprenaient leur grossesse très tardivement, à six ou sept mois et dont le ventre grossissait dans les 2 heures après qu’elles aient accepté leur état ! Je suis persuadée qu’il y a en commun chez toutes ces femmes une blessure invisible, quelque chose qui a à voir avec la maternité, quelque chose qu’elles portent depuis l’enfance, ou qui leur a été transmis par leurs aïeules. Le déni de grossesse traduit une fragilité psychologique que l’on ignore. Mais au lieu d’admettre qu’on ne sait pas, on préfère juger. Or pour juger il faut connaître.
Je veux amener le spectateur à une vision sans préjugés, à saisir cette complexité incroyable et pourtant simplement humaine qu’est le déni de grossesse.