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CABO NEGRO

Fiction / France, Maroc

Deux jeunes de Casablanca, Soundouss et Jaâfar, arrivent dans une luxueuse villa de la station balnéaire de Cabo Negro. La villa est louée par l’amant de Jaâfar, un riche Américain qui est censé les rejoindre plus tard. Mais quelque chose ne va pas : ce dernier n’est toujours pas là et ils ne parviennent pas à le joindre par téléphone. Livrés à eux-mêmes, ils décident, malgré leur situation financière et personnelle incertaine, de profiter de leurs vacances autant que leur esprit et leur corps le leur permettent.

Année

2024

RÉALISATION

Abdellah TAÏA

SCENARIO

Abdellah TAÏA

AVEC

Oumaïma BARID, Youness BEYEJ, Julian COMPAN

FICHE TECHNIQUE

1h16 - Couleur - Dolby Digital 5.1

DATE DE PROJECTION

3 DÉCEMBRE 2025

INTERVIEW D’ABDELLAH TAÏA (RÉALISATEUR ET SCÉNARISTE)

1- Comment CABO NEGRO est-il né ?

 

Depuis le Printemps Arabe la jeunesse du monde arabe a énormément évolué. C’est vrai que les résultats politiques de cette révolution ont été souvent catastrophiques, tragiques, mais, aujourd’hui encore, l’influence de cet événement historique sur une partie des citoyens arabes est réelle. Il y a bien eu, à un moment donné, une sortie de la peur. La peur de la société et de ses dirigeants dictateurs. On sait qu’on n’a pas encore les moyens et les soutiens nécessaires pour transformer dans la réalité les promesses et les rêves de ce Printemps. 

 

Cela ne nous empêche pas d’initier déjà, chacun à sa façon, un chemin de changement, d’émancipation. De vies libres. Pour de vrai. Sans la bénédiction du pouvoir et de ses agents. 

 

Je suis homosexuel. J’ai fait mon coming out dans la presse marocaine en 2006 à l’occasion de la publication de mon deuxième livre, « Le rouge du tarbouche ». Comme dans mon enfance et adolescence, jai vécu cet épisode dans une solitude extrême. En 2016, j’ai créé un compte sur Instagram et je me suis immédiatement mis à chercher les pages des jeunes LGBTQ+ marocains. Pas les célèbres influenceurs. Plutôt les jeunes LGBTQ+ ordinaires. J’en ai trouvé des centaines et des centaines. La jeunesse LGBTQ+ marocaine était en train d’utiliser cet espace pour se rencontrer, se reconnaître, créer des groupes, des communautés. Un lieu de solidarité et d’amour. Tout simplement vivre en tant que personnes LGBTQ+ dans un Maroc qui continue de les criminaliser, de les déconsidérer et de mettre quotidiennement leur vie en danger. Ces jeunes étaient beaux, inspirants et très courageux. A leur manière, ils poursuivaient et nourrissaient les rêves politiques nés pendant le Printemps Arabe. CABO NEGRO est né à ce moment-là. Réaliser un film sur la jeunesse LGBTQ+ marocaine d’aujourd’hui qui défie les lois, sort petit à petit de la peur et impose au monde son identité. Sa liberté. Un film comme espace pour accueillir généreusement la révolte et la beauté de cette jeunesse LGBTQ+.

 

2- Comment avez-vous trouvé la structure de ce film?

 

C’est sur Instagram que j’ai trouvé le couple qui m’a inspiré pour les deux personnages principaux de CABO NEGRO: deux étudiants gays de Casablanca, Soundouss qui est lesbienne et Jaâfar qui est gay. Leur amitié est forte, sincère, un lieu pour réinventer librement leur rapport au monde et ses règles. Ils portent encore en eux une certaine innocence. Cela les protège et à la fois les met en danger.

 

Pour donner à voir cette belle amitié gay et les épreuves qu’elle rencontre, j’ai choisi de concentrer presque l’essentiel de l’action en un seul lieu. La villa. Une villa louée par Jonathan, professeur américain qui a l’habitude de passer l’été au nord du Maroc, dans la station balnéaire pour riches Cabo Negro, et, comme beaucoup d’Occidentaux, d’en profiter pour avoir des rapports sexuels avec des jeunes marocains. 

 

Nouvel amant de Jonathan, Jaâfar amène avec lui son amie Soundouss. Ils attendent dans la villa l’arrivée de l’Américain. Il ne viendra jamais. 

 

Abandonnés, les deux amis décident de rester illégalement dans la villa et de la transformer en un lieu quasi utopique. Ils ne portent pas en eux le rêve bourgeois. Ils occupent la villa en restant fidèles à ce qu’ils sont, des Marocains plus ou moins pauvres, des Marocains du peuple attachés à certains signes culturels de ce pays. 

 

Le film reste avec eux dans cette utopie, l’accueil des autres, avant que la villa ne se transforme en un piège, un lieu dans lequel le pouvoir (ici représenté par le propriétaire de la villa) abuse impunément de la jeunesse, l’humilie, la viole.

 

Même défaits, je voulais que Soundouss et Jaâfar restent dans l’innocence. C’est par cette innocence qu’ils défient le monde cruel, défier le pouvoir qui ne cesse de renouveler ses techniques de répression et défier aussi Jonathan l’Américain qui s’en fiche complètement de leur sort. Leur innocence est leur meilleure arme dans cette société qui continue de les attaquer et de les exclure. Une société qui refuse toujours de voir leur beauté. 

 

D’une certaine façon, Soundouss et Jaâfar sont les frère et sœur de Bowie et Keechie, les héros des « Amants de la nuit », de Nicholas Ray. Ils partagent avec eux leur détermination à rester, malgré les attaques du pouvoir et sa police, dans l’amour innocent. Jusqu’au, quoiqu’il arrive, ils sont là l’un pour l’autre. 

 

3- Comment s’est passé le processus de casting pour CABO NEGRO ?

 

Un mois avant le début du tournage, les deux acteurs non professionnels, que j’avais trouvés sur Instagram, ont déclaré forfait. Ils avaient soudain peur des conséquences de ce film sur leur vie et leurs études au Maroc. Je comprends parfaitement ces raisons. Mais ce désistement a énormément mis en danger la réalisation de CABO NEGRO. Mais heureusement, grâce au directeur de casting, j’ai rencontré les deux jeunes et merveilleux acteurs marocains Oumaïma Barid (qui avait déjà tenu le premier rôle dans deux longs-métrages) et Younes Beyej (qui vient du Conservatoire de théâtre de Casablanca). Au moment du tournage, elle avait 22 ans et lui avait 21 ans. Ils ont apporté à ce film leur grâce et leur modernité dans le jeu. Quant à Julian Compan, c’est un très bon ami à moi. Il n’avait jamais joué auparavant. Il interprète le personnage de Mounir qui renouvelle l’idée de l’amour au milieu du film. Tout le reste du casting est constitué d’acteurs non professionnels.

 

4- CABO NEGRO a été sélectionné dans plusieurs festivals internationaux : Karlovy Vary, Chicago, Mannheim – Heidelberg, Newfest, Barcelona, Regards Satellites, Chéries Chéris, Écrans Mixtes, Bueno Aires, etc… Sa présentation au festival de Marrakech en décembre 2024 a provoqué un grand scandale au Maroc. Comment l’expliquez-vous ?

 

La vidéo dans laquelle je présente le film dans ce festival est devenue immédiatement virale et a suscité de très nombreuses réactions négatives, homophobes, des attaques, etc. Voici ce que je disais, en arabe: « Je suis marocain et gay. Il est très important pour moi de mettre dans mes livres, dans mes films, des personnages LGBTQ+. Ils sont au centre de la réalité et de l’imaginaire marocains. Je refuse l’exclusion qu’on nous impose. L’amour qu’on n’a pas reçu de nos parents, de notre pays, je l’ai inventé et je l’ai fait entrer dans CABO NEGRO. De l’amour pour Soundouss, pour Jaâfar et pour tou.te.s les Marocain.e.s qui leur ressemblent. » 

 

Certains n’ont pas accepté cette déclaration d’indépendance et ce refus de se victimiser une nouvelle fois. Nous avons évolué sans vous, malgré vos lois injustes et vos regards criminels. 

 

On s’est trouvés entre nous, les LGBTQ+. Nous n’allons pas attendre que vos lois changent pour vivre, oser vivre tout en étant parfaitement marocains. La vie est courte. On n’a plus peur de vous. Ces mots traduisaient exactement ce que j’ai essayé de réaliser dans CABO NEGRO. 

 

Et pour certains, c’était impossible à entendre et encore moins à accepter.

 

5- Qu’avez-vous voulu dire à travers le personnage de l’Américain Jonathan?

 

Dans LE FLEUVE, de Jean Renoir, l’Américain tant désiré, tant aimé et rêvé par les jeunes filles finit par arriver. Dans CABO NEGRO, l’Américain Jonathan brille par son absence. Lui aussi, il abandonne Soundouss et Jaâfar. Lui non plus, il ne tient pas ses promesses. Il y a comme une sorte d’alliance, de pacte politique, entre lui et le propriétaire marocain de la villa. Ils s’allient pour mieux piéger les deux héros. Jonathan représente aussi ces nombreux Occidentaux qui, depuis très longtemps, viennent au Maroc pour leurs propres intérêts (sexuels, notamment), leurs rêves orientalistes, et qui n’ont aucun problème à fermer les yeux sur l’oppression qu’impose le pouvoir à ses citoyens. Ils sont là pour profiter, jouir et continuer le colonialisme.

 

6- Votre premier long-métrage L’ARMÉE DU SALUT est sorti en France en 2014. Qu’avez-vous fait pendant toutes ces années? Et y’ a-t-il des différences entre ce premier film et CABO NEGRO ?

 

J’ai réalisé deux courts-métrages : « Ne jamais s’arrêter de crier » et « Caïro Streets ». Et j’ai travaillé sur d’autres projets de films. Le cinéma est très difficile à faire, tout le monde le sait. Il nécessite une grande patience. L’ARMÉE DU SALUT avait pour héros un adolescent solitaire, abîmé, très opaque. CABO NEGRO est l’histoire de deux amis marocains gays. Ils ont réussi à se rencontrer, à s’aimer. Ils s’entraident. C’est cela la véritable différence. Moins de solitude et plus de solidarité. Mais Soundouss et Jaâfar sont aussi lucides sur le monde qui les entoure et qui insiste encore et encore pour les décourager et les rejeter. Malgré cela, jusqu’à la dernière image du film, ils gardent en eux une certaine lumière et une grande capacité à se lier au monde, aux autres. Ils sont piégés dans la villa mais ils ne rêvent pas d’une manière bourgeoise. Ils arrivent, à un moment donné, à transformer cette villa en un lieu d’utopie collective. Accueillir les autres: la bonne qui n’a plus de quoi manger, le prisonnier qui vient d’être relâché, le Franco-marocain Mounir qui cherche la tombe de sa grand-mère, les migrants qui dorment dans la forêt… 

 

7- Vous êtes aussi écrivain. Vous avez publié de nombreux romans en France. Comment naviguez-vous entre la littérature et le cinéma?

 

Le cinéma est une écriture, exactement comme la littérature. On utilise l’image, le son, les acteurs, les décors, les costumes, etc., pour écrire un film. Inventer tout un monde dans un film. Pour ce qui me concerne, pour la littérature comme pour le cinéma, c’est le même imaginaire qui est convoqué à chaque fois. 

 

L’imaginaire violent et incendiaire des débuts : mon enfance pauvre, nue, gay, dans une famille très nombreuse. Je suis attiré par tout ce qui est fragmentaire, elliptique. Dans le hors champ. 

 

Il ne faut jamais tout raconter, ne surtout pas tomber dans les pièges de l’explication. Je me méfie énormément des mots et des dialogues. 

 

J’aime   que tout soit sec, direct, frontal. Et j’espère toujours arriver à créer une certaine poésie, une certaine spiritualité. Les vieux films égyptiens que je regardais avec une grande passion à la télévision marocaine dans mon enfance et adolescence, au début des années 80, continuent de m’influencer aujourd’hui encore. Ces films arabes, inventés par des Arabes pour dire nos réalités arabes très complexes, ont sauvé le petit enfant efféminé, abusé par tellement de monde, que j’étais. Le cinéma égyptien m’a montré le chemin pour survivre, exister et, un jour, écrire et faire moi aussi des films.

À PROPOS DU RÉALISATEUR

Né à Rabat en 1973, Abdellah Taïa est un écrivain et réalisateur marocain. Il a publié en France plusieurs romans, traduits dans plusieurs langues: “Une mélancolie arabe” (2008),“Le jour du roi” (Prix de Flore 2010), “Celui qui est digne d’être aimé” (2017), “Vivre à ta lumière” (2022), “Le bastion des larmes” (Prix Décembre 2024). Son premier long-métrage,“L’armée du salut” (2013), a été sélectionné à Venise, au Tiff, au New Directors, et a gagné le Grand Prix au Festival d’Angers 2014 ainsi que le Sundance Global Filmmaker Award 2015. “Cabo Negro” est son deuxième long-métrage. Il a été sélectionné à Karlovy Vary, Chicago, Marrakech, Chéries Chéris, etc. Taïa a également réalisé trois courts-métrages: “La tombe de Jean Genet” (2008), “Ne jamais s’arrêter de crier” (2023) et “Caïro Streets” (2025), sélectionné à Locarno, au Tiff et à New York en 2025.