1994 : en ces temps pré-numériques, la mondialisation de l’actualité cinématographique est très balbutiante. En août, Chungking Express est présenté en compétition au Festival de Locarno, et il en repart bredouille, allez comprendre… S’il continue sa carrière extra-asiatique via les festivals de Toronto et de New York, la réputation de Wong Kar wai reste encore confidentielle. Malgré la présentation de As Tears Go By au Festival de Cannes 1989 et de Nos Années sauvages au Festival des Trois Continents de Nantes, à l’automne 1991, aucun des deux films n’a encore connu en France d’exploitation commerciale.
C’est pourquoi, pour beaucoup, la découverte de Chungking Express a des airs de déflagration. Dès les premières images, qui montrent Brigitte Lin, en imper et perruque, recruter ses passeurs de drogue dans la communauté indienne de Hong Kong, quelque chose d’inédit s’affiche: Wong Kar wai peaufine ses effets visuels déjà testés à moindre échelle dans les scènes d’action d’As Tears go by, qui impriment littéralement le mouvement sur l’écran et donnent à l’image un aspect tachiste, puissamment coloré. La musique lancinante, presque répétitive, ajoute à l’étrangeté. Les plans de ciel nuageux qui occupent tout à coup l’écran lui donnent une dimension poétique inattendue. Le film semble jaillir de nulle part, il constitue une expérience de visionnage ultra-singulière et semble même ouvrir la voie à une nouvelle esthétique.
Ce qui est vrai pour les journalistes français invités aux projections qui précèdent sa sortie, en janvier 1995, l’est quasiment pour tous ceux qui se laissent happer par la narration éclatée, le kaléidoscope d’images et le romantisme du film… Ainsi, dans la revue universitaire Film Quarterly, le très sérieux « scholar » Richard Armstrong, dont le principal fait d’armes est un livre non moins sérieux sur le réalisme au cinéma, a du mal à cacher son enthousiasme : « Je n’étais pas préparé aux pensées et aux sentiments qui allaient m’assaillir quand a débuté Chungking Express. Cinétique, chaotique, lyrique, sérieux, fantaisiste, ironique, discipliné, anarchique et libre – ce film m’a déconcerté, effaré et bouleversé. Je ne savais pas ce qui se passait. Comme l’a écrit Larry Gross dans Sight and Sound l’année suivante : « Quand j’ai fni de regarder un flm de Wong Kar wai, je découvre que je suis étourdiment et irrationnellement heureux. » Dans le tumulte de ma réaction, j’étais certain d’une chose : Chungking Express était la direction que prenait le cinéma dans les derniers moments de son premier siècle. »
Pour beaucoup de spectateurs, il y a un avant et un après Chungking Express: c’est une œuvre qui, une fois qu’on en est tombé amoureux, ne cesse de fasciner, de hanter, d’émerveiller. Sa puissance plastique et l’absolue beauté de ses interprètes (Faye Wong filmée comme une héroïne de Godard, façon Jean Seberg ou Anna Karina) enchantent pour toujours, tandis que ses choix musicaux en gardent vivace le souvenir dans la mémoire. Il fait partie de ces films où l’on aimerait vivre. Comme le dit le fic au matricule 223, dans la première partie du film, soucieux de ne pas perdre le souvenir de la fille qu’il a aimée: « Si on met la mémoire en boîte pour qu’elle ne se périme pas, comme date de validité, je mettrai 10 000 années. » Un DCP, un DVD, même un fichier mp4 de Chungking Express sont autant de boîtes enfermant un souvenir dont la date de péremption s’approche de l’infini.