Il est des injustices qui nous insupportent plus que d’autres. Celle que vivent les personnes dites “sans-papiers” en France m’interpelle depuis que je suis arrivée à Paris. En 1996, un collectif de sans-papiers occupe l’église Saint Bernard, tout proche de mon domicile. L’épisode médiatisé donne alors un coup de projecteur sur la réalité de ces femmes et ces hommes immigrés à qui l’administration refuse de délivrer un titre de séjour, alors qu’ils travaillent, ont des enfants nés sur le sol français, participent à la vie sociale et économique. Depuis, le mot est entré dans le langage courant et colle à la peau d’êtres humains, les privant de leur humanité. Comme si on pouvait être sans-papiers par essence. Ça rend la tâche de déshumanisation plus facile pour l’administration et les politiques discriminatoires envers les étrangers.
Nous voilà bientôt 30 ans plus tard. Les choses ont affreusement empiré. Ce qui nous paraissait alors totalement inconcevable est devenu tout à fait légal, comme le délit de solidarité. Comme enfermer en prison pendant plu sieurs mois des personnes qui n’ont commis ni crime ni délit.
*Un jour, j’ai entendu à la radio que des sans-papiers avaient mis le feu au centre de rétention de Vincennes. C’était en 2008. Cela se passait tout près de chez moi encore une fois. J’ai lu le récit des personnes retenues. J’ai décidé de rendre compte de ce qui se passait dans ces lieux invisibles. Mon désir d’en faire un film est né. Je me suis rapprochée des citoyens engagés qui ont créé l’Observatoire du centre de rétention de Vincennes. J’ai fait des visites aux retenus pour rendre compte des parcours des personnes enfermées et de ce qui se passe dans les centres de rétention.
En commençant ce film, je n’imaginais pas la réalité que j’allais décou vrir. La rétention restait un concept abstrait, les centres de rétention loin tains, invisibles. L’expérience que j’ai menée au fil des années au centre de rétention de Vincennes m’a permis de faire une sociologie de la rétention, avec mon approche et mes outils. D’abord au fil des visites aux retenus comme observatrice, puis comme cinéaste filmant les visiteurs à l’accueil du centre. Ces rencontres m’ont permis de toucher au plus près l’humain, d’approcher la réalité complexe de tous ces parcours de vie uniques. Il n’y a pas un type de sans-papiers, mais une multitude de personnes se retrouvant dans des situations administratives complexes, passant pour certains subitement du statut légal à celui d’illégal.
Ces femmes et ces hommes, ces enfants qui viennent visiter un mari, un père ou un frère enfermé, juste parce qu’il n’est pas né au “bon” endroit, ce sont des familles brisées, des couples séparés, des fratries déchirées. J’ai vu de la souffrance sur ces visages, de la lassitude dans l’attente et le froid face une machine administrative aveugle et impitoyable. Les histoires qui m’ont été confiées, les moments que nous avons partagés ensemble sous cette cabane du bois de Vincennes sont autant de souvenirs précieux qui opposent des noms et des récits aux mots déshumanisants que sont “sans-papiers” et “OQTF”.
N’ayant pas obtenu l’autorisation de filmer dans le centre de rétention, j’ai cherché la forme que pourrait prendre ce film. C’est en passant de nom breuses heures d’attente à discuter avec les autres visiteurs que le dispositif filmique s’est imposé. L’accueil des visiteurs, je peux le filmer. Même si les policiers de garde veillent à ce que la caméra ne soit jamais tournée vers le centre de rétention. Ce qui m’est apparu d’abord comme une contrainte est devenu la force du film. En observant la rétention en plans serrés, j’englobe le lieu d’enfermement et tous ceux qui sont pris dans son champ de gravité : les visiteurs des retenus et au-delà, la société française dans son ensemble. L’accueil des visiteurs est un lieu frontière, entre intérieur et extérieur. C’est là que se joue tous les jours le même théâtre de l’absurde : celui de l’enfer mement de personnes étrangères qui n’ont commis ni crime ni délit, mais qui n’ont “pas de papiers”. Dans cet espace, nos personnages évoluent à huis clos dans une dynamique de l’attente qui évoque la pièce de Samuel Beckett “En attendant Godot”. Ils sont nos fenêtres sur l’intérieur interdit, l’incarnation de l’extérieur invisible, les passeurs du vécu d’un enfermement qui est aussi le leur car il s’inscrit dans leur histoire intime. Ils sont des révélateurs, montrant comment notre société assigne l’Étranger au rôle d’indésirable. Comment la France n’est pas le pays des Droits de l’Homme qu’elle prétend incarner.
Derrière ces parcours de la rétention, le film dépeint une réalité fran çaise que nous ne voulons pas voir. Il questionne un système institutionnalisé de criminalisation de l’étranger qui se durcit au fil des lois sur l’immigration. Un système absurde car il est aussi inefficace et coûteux, qu’inhumain et indéfendable. L’invisibilité de la rétention dans la société, la banalisation de la figure du sans-papiers sont autant de symptômes d’un glissement idéologique dangereux, d’une vision politique pernicieuse de notre avenir qui efface le sens des mots “hospitalité” et “humanité”. Il ne se passe pas une rencontre avec les visiteurs du centre de rétention de Vincennes sans que l’on me demande : “Où est la France, pays des droits de l’homme?” Je n’ai toujours pas la réponse.