par Jérémy Chua
Jeremy Chua : Vous étiez escrimeuse de niveau national à Singapour avant de poursuivre vos études de réalisation à l’Université de Columbia. C’est un changement de carrière assez surprenant ! Pourriez-vous nous raconter comment vous avez commencé dans le cinéma, et quels sont les réalisateurs qui vous ont le plus attirée ?
Nelicia Low : En fait, j’ai commencé l’escrime grâce aux films que j’aimais quand j’étais enfant (Star Wars et Le Seigneur des Anneaux) ; ce sont les films qui m’ont menée vers l’escrime, et non l’inverse ! Je voulais devenir réalisatrice depuis mon plus jeune âge. Mon enfance a été assez tumultueuse, en partie à cause de mon frère aîné, qui est autiste, et c’est à travers le cinéma que j’ai trouvé à la fois du lien et du réconfort. Je me souviens que, quand j’étais petite, regarder certains films me donnait une étrange sensation d’extériorité. Même si c’était moi qui regardais le film, le film me faisait sentir vue.
En grandissant, mon amour pour le cinéma s’est intensifié, et c’est la « sainte trinité » d’Ang Lee – Tigre et Dragon, Brokeback Mountain et Lust, Caution – qui a définitivement confirmé le chemin que je suivais. Sa sincérité, son authenticité et son courage dans la réalisation de ces films sont ce que j’essaie de reproduire dans les miens. J’admire aussi énormément son travail avec les acteurs, et je souhaite créer des performances authentiques, comme il a su le faire avec les siens.
JC : Vous avez choisi de situer votre histoire et de tourner le film à Taïwan plutôt qu’à Singapour. Pourquoi ?
NL : L’histoire s’inspire en partie d’un événement réel survenu à Taipei alors que j’y tournais mon court-métrage en 2014 : Cheng Chieh, 21 ans, a poignardé autant de personnes qu’il pouvait dans le métro, tuant quatre personnes. Pendant que son frère cadet lui rendait visite au poste de police, en pleurs et refusant de croire que son aîné pouvait commettre un acte aussi monstrueux, ses parents sont descendus dans les rues de Taipei pour présenter des excuses publiques et ont supplié le gouvernement d’exécuter leur fils. La réaction du frère cadet m’a fortement rappelé ma relation avec mon frère aîné, qui est autiste. Quand j’étais petite, je l’avais idéalisé comme un grand frère aimant et attentionné, mais en grandissant, j’ai réalisé que notre relation entière n’existait que dans mon imagination. Accepter que je ne saurais jamais si mon frère ressentait vraiment la même affection que moi a été un parcours douloureux, et c’est le même chemin que le personnage principal, Zijie, emprunte dans En garde. À cause de cet événement réel qui a inspiré l’histoire, je ne pouvais tout simplement pas imaginer situer le film ailleurs.
JC : Votre court-métrage Freeze et votre premier long-métrage En garde explorent tous deux des situations complexes autour des relations fraternelles. Comment cette exploration a-t-elle évolué du court au long-métrage ?
NL : Freeze et En garde ont tous deux été des tentatives pour creuser mes sentiments complexes vis-à-vis de mon frère aîné. Quand la plupart des gens pensent à l’amour ou à la famille, la première chose qui vient à l’esprit est l’amour entre parent et enfant. Mais pour moi, en raison de la condition de mon frère et de ma responsabilité en tant que personne qui s’occupe de lui toute sa vie, la relation fraternelle était la plus significative de ma vie.
Freeze s’intéressait plus profondément au rôle de celui qui prend soin d’un proche — on pourrait penser que les aidants ont une vie difficile et plaindre notre sort, mais ce n’était pas exactement vrai pour moi. Si l’on naît dans ce rôle, comme moi, cela devient la norme ; on ne pense pas à se plaindre ni à vouloir un rôle différent. Dans Freeze, je voulais montrer ce ressenti, comment, s’il y avait de la haine, elle était tournée vers soi-même et non vers la personne dont on devait s’occuper.
En garde a été encore plus difficile à écrire parce qu’il s’agit d’une histoire centrée uniquement sur l’amour. J’ai réalisé que c’était beaucoup plus complexe et nuancé que la haine. Peut-être pour faire face au fait que mon frère est autiste, j’avais projeté mon amour sur lui enfant — je l’imaginais comme ce grand frère attentionné et affectueux qui me tenait toujours la main lorsque nous sortions ensemble. C’était ma manière de survivre, car je l’aimais tellement et j’avais désespérément besoin qu’il m’aime en retour. Plus tard, j’ai réalisé qu’il n’avait jamais tenu ma main volontairement, même une seule fois, et que c’était moi, enfant, qui la lui avais attrapée pour qu’il ne s’éloigne pas et ne se perde pas. Je m’étais persuadée que mon acte de protection était son acte d’amour pour moi. En grandissant et en comprenant réellement la condition de mon frère, ce qui était étrange, c’est que l’amour que j’avais pour lui, construit sur un fantasme, est resté aussi fort et pur que jamais. C’est précisément ce que je voulais explorer dans En garde : si l’amour est entièrement imaginé dans votre tête, est-ce toujours de l’amour, après tout ?
JC : Il y a de la tension mais aussi de la tendresse entre les deux frères . Comment avez-vous conçu ce jeu psychologique et émotionnel ?
NL : J’ai toujours voulu que le personnage du frère aîné ne soit ni totalement noir ni totalement blanc. S’il avait été simplement un psychopathe maléfique, il n’y aurait eu aucun espoir pour la relation des frères dans le film, et aucune raison de continuer à regarder. Pour moi, Zihan, le frère aîné, n’a jamais été quelqu’un dont la condition était désespérée.
En faisant des recherches pour le film, je suis tombée sur la biographie de Liz, l’ex-petite amie de longue date de Ted Bundy, dont l’histoire a inspiré une grande partie du personnage de Zihan. Liz avait vu chez lui de la tendresse, et s’était toujours demandé pourquoi il ne l’avait jamais tuée alors qu’il en avait eu tant d’occasions. À la fin de sa vie, avant que Ted Bundy ne soit exécuté, il a envoyé une lettre à Liz pour lui dire qu’il l’avait vraiment aimée, et qu’il voulait qu’elle le sache parce qu’il savait qu’elle se demanderait toujours si son amour pour elle avait été réel.
J’avais également lu un article sur un père confronté à un enfant psychopathe, et qui, un jour, avait vu cet enfant sauver son jeune frère de la noyade dans leur piscine — un geste totalement atypique pour un enfant psychopathe. Ces incidents, ainsi que celui du métro de Taipei, m’ont fait comprendre qu’il devait y avoir une part de bonté chez ces personnes, pour que d’autres aient pu garder espoir.
J’ai écrit Zihan comme quelqu’un de trop confiant dans sa capacité à séduire et manipuler, arrogant, qui se complaisait dans la foi et l’admiration que son frère cadet avait pour lui. Mais c’est cette surconfiance qui deviendra sa chute, car l’amour sincère que son frère lui porte l’affecte de manière inattendue. Il commence à croire au mensonge qu’il a créé — qu’il est le frère aîné parfait. Il y a une citation de Jeanette Winterson que je citais souvent à l’acteur Tsao Yu-Ning, qui joue Zihan : « Comme votre amant vous décrit, vous êtes. » L’amour de Zijie finit par toucher Zihan à tel point que même lui n’est plus sûr de seulement faire semblant de se soucier de son frère, ou s’il tient réellement à lui.
JC : Chaque acteur interprète son rôle avec intensité et fragilité. Quelles qualités recherchiez-vous lors du casting ?
NL : Pour moi, l’élément le plus important est que les acteurs aient une forte connexion personnelle avec les personnages qu’ils incarnent, car je m’appuie sur cette connexion pour travailler avec eux et créer des performances plus authentiques. C’est un bonus s’ils sont très talentueux et expérimentés — par exemple, Ding Ning, qui joue la mère, est une actrice incroyable et confirmée à Taïwan.
Liu Hsiu-Fu, qui joue Zijie, est un novice, mais il a une capacité naturelle à vivre pleinement le moment présent et donc à ressentir et réagir de manière authentique. Il a aussi un lien personnel fort avec son personnage — je crois qu’au cours de tout le tournage, lui et moi avons été les seuls à comprendre vraiment le choix extrême final de Zijie.
Parmi tous les comédiens rencontrés, Yu-Ning était le seul à ne pas questionner les motivations de Zihan. Il a immédiatement accepté et compris que Zihan était simplement ainsi. Yu-Ning est aussi une personne naturellement très réservée ; ce qu’il ressent et pense est rarement perceptible, et j’ai senti que cette qualité ajoutait du mystère à son personnage. La seule différence est que Yu-Ning est naturellement réservé, alors que son personnage cache volontairement ses sentiments. Yu-Ning a également un frère cadet qu’il adore dans la vie réelle, ce qui a beaucoup influencé toutes ses scènes avec Hsiu-Fu. Lorsque les personnages parlaient de leur passé, j’ai demandé à Yu-Ning d’improviser une grande partie de ses dialogues, qu’il a basés sur ses propres souvenirs avec son frère.
JC : L’image du film possède une texture onirique et abstraite dans les scènes montrant l’enfance du frère. Tandis que dans les moments d’escrime, c’est une explosion d’agressivité. Avez-vous improvisé avec votre directeur de la photographie, Michal Dymek ?
NL : J’ai voulu travailler avec Michal parce qu’il accorde la priorité à l’histoire avant tout. Dans un film qui oscille entre calme et des scènes d’escrime intenses visuellement et auditivement, il a su s’adapter et trouver le rythme juste pour accompagner l’histoire et les émotions à l’écran.
Nous avons travaillé ensemble sur le storyboard six mois avant le tournage. Tout était planifié avec précision, et une stratégie pour la cinématographie de tout le film a été définie selon le déroulement de l’histoire.
Nous avons mis l’accent sur quelques points principaux. D’abord, la relation entre les frères devait sembler être un rêve de Zijie. L’image devait être étrangement belle. Avec nos designers sonores, nous avons ajouté des échos à certaines scènes pour accentuer ce côté surréaliste. Michal et moi avons réfléchi à comment créer un lien visuel entre les deux frères à chaque mention de l’incident mystérieux de la rivière dans leur enfance. Au départ, Michal proposait une caméra tournante pour montrer la manipulation et la confusion de Zihan. C’était une bonne idée, que nous avons utilisée à d’autres moments du film. Mais pour ces scènes, il fallait quelque chose de visuellement plus simple, laissant la place au jeu des acteurs.
Je me suis souvenu d’un documentaire, The Imposter (2012), où l’interviewé regarde directement la caméra, ce qui crée un malaise chez le spectateur et le pousse à se demander s’il dit la vérité. Je me suis aussi inspirée de Memories of Murder (2003) de Bong Joon Ho, où les gros plans font douter les personnages et le spectateur sur l’identité du criminel.
J’ai donc conçu, avec Michal, des plans extrêmement serrés avec des objectifs très longs chaque fois que Zijie interroge Zihan sur la rivière, avec les acteurs regardant directement dans l’objectif. Cela crée un lien entre les frères, et nous fait ressentir ce que Zijie éprouve en essayant de lire le visage énigmatique de son frère.
JC : Comment avez-vous associé la bande originale aux vieux tubes américains, et quelles réactions vouliez-vous susciter avec le compositeur ?
NL : Pour être honnête, j’ai choisi les chansons de Neil Sedaka « Oh Carol » et « You Mean Everything to Me » parce que ce sont des chansons que mon frère aime. En raison de sa condition, il ne pourra pas comprendre mon film, mais j’espérais au moins qu’il aimerait la musique. Sur un plan artistique, ces vieux tubes américains renforcent le sentiment très nostalgique entre les frères, donnant à leur relation une mélancolie particulière.
Travailler avec Piotr Kurek a été merveilleux, car il a compris ce que je cherchais à faire et a trouvé sa manière de créer ce sentiment de nostalgie entre les deux frères chaque fois qu’un souvenir important était évoqué. Il a utilisé un petit piano pour enfant pour jouer le thème clé de « You Mean Everything to Me », ajoutant une mélancolie enfantine fantastique et subtile à ces moments partagés entre les frères.
Pour le reste de la bande originale, Piotr a apporté une qualité tranchante, presque « d’épée », à la musique, ce qui accentuait les moments de violence et d’horreur. Dans les grandes scènes de déjeuner familial, nous voulions créer une musique à la fois diégétique et non-diégétique : la musique semblait d’abord faire partie du fond sonore du restaurant, mais elle réagissait ensuite au drame qui se déroulait à table. Je voulais brouiller les frontières entre réalité et rêve tout au long du film, pour refléter la vision trop romantique que Zijie a de son frère.
JC : Pouvez-vous nous en dire plus sur l’intention derrière cette ambiance et ce ton onirique ?
NL : Je pense que le film parle essentiellement de manipulation psychologique — que ce soit en se persuadant soi-même qu’on est aimé, ou en étant manipulé par quelqu’un d’autre, on construit une fausse perception de l’amour et de la réalité. C’est dangereux et quelqu’un finit toujours par être blessé.
C’est pourquoi j’ai voulu créer ce sentiment de surréalisme tout au long du film à travers la cinématographie, la direction artistique, la musique et le montage, afin que tout converge et explose lorsque Zijie prend sa décision extrême à la fin. Les rideaux rouges commencent à flotter de manière magique, le design sonore est rempli de dialogues résonnants, la musique démarre sur une note soudaine, les frères sont éclairés d’une manière presque céleste… C’est presque comme si le rêve avait pris le contrôle de la réalité. Je voulais aussi laisser une part d’imagination lorsque Zijie fait son choix final — peut-être qu’il ne faisait que projeter et imaginer ce qu’il voulait faire pour son frère aîné, ou peut-être que c’est notre propre espoir que ce n’était qu’un rêve et non la réalité. Quoi qu’il en soit, Zijie comprend qu’il aime toujours son frère malgré ce qu’il est réellement. Même si son amour est basé en grande partie sur des mensonges et des manipulations, il ne peut s’en détacher.
C’est finalement ce que j’essaie de transmettre dans le film. Bien sûr, c’est terrible et destructeur d’aimer aveuglément, en projetant ses sentiments sur ceux qu’on aime pour réaliser que tout cela n’était qu’une illusion. Mais je crois que la capacité d’aimer ainsi, aveuglément et inconditionnellement, est un don, et je souhaite laisser à chacun un espoir : même les plus cruels et désespérés peuvent être sauvés.