Comment est née l’idée de faire ce film ?
Je me suis toujours intéressée à la question du travail. Je viens d’un territoire, les Mauges, dans l’ouest de la France, où la valeur travail est importante.
Ma vie professionnelle débute à Paris, par 10 ans dans les services marketing de différentes structures, je découvre alors un monde de l’entreprise, où cette « valeur travail » devient aussi facteur d’inégalités, de violences managériales. Lorsque je deviens réalisatrice, je me passionne pour des sujets sur les travailleurs, d’abord d’un point de vue patrimonial : les mineurs dans le Nord, les pêcheurs à la sardine en Vendée, les ouvriers du textile à Roubaix, de la porcelaine à Limoges. En 2022, je réalise un documentaire à Mayotte sur des femmes qui, faute de trouver un emploi, décident de se lancer dans l’entrepreneuriat. Elles s’engagent dans un apprentissage, prennent confiance en elles, gagnent en indépendance. Si le travail est facteur de domination sociale, il peut l’être aussi d’émancipation, il faut donc le défendre.
L’idée d’un film sur le syndicalisme naît, pour nourrir ma réflexion. Au même moment, j’adhère à un syndicat professionnel lié à la réalisation audiovisuelle (indépendant de la CFDT) et je commence à militer. Tout en me demandant si ce mode d’engagement n’appartient pas au passé, s’il n’est pas en déconnexion avec la base des revendications, au vu des récents mouvements sociaux tels que les Gilets jaunes. Je me confronte à la difficulté du collectif, de la prise de décision commune, de la mise en action. En plus je constate que là où l’exercice de l’Etat a été maintes fois montré dans des films de fiction ou documentaire, le syndicalisme, lui, reste largement absent de l’écran. Donc c’est d’abord un film sur l’engagement syndical que j’ai voulu faire.
Votre première intention n’était donc pas de faire un film sur la réforme des retraites, mais plutôt sur l’exercice du syndicalisme ?
Tout à fait, mais lorsque arrive la mobilisation contre la réforme des retraites, je comprends que c’est le cas d’école parfait pour saisir « in situ » les ressorts de l’exercice du syndicalisme : qu’est-ce que c’est que le métier de syndicaliste ? Comment se fabrique une lutte sociale ? Avec quels outils ?
Ce mouvement social, inattendu par son ampleur, me permet de répondre à mes interrogations en observant, la mécanique d’une lutte sociale : de la circulation de la parole jusqu’à la prise de décision, en passant par la construction des prises de position médiatiques, sans oublier les rapports de force qui s’y jouent et les limites de la recherche d’un compromis.
Je peux également observer comment le leader du mouvement, à savoir Laurent Berger, vit physiquement et émotionnellement cette bataille. Ce n’est donc pas qu’une chronique sur la réforme des retraites, mais bien un film sur le métier de syndicaliste.
Mais n’est-ce pas l’histoire d’une défaite pour le syndicalisme ce film puisque la réforme s’est appliquée ?
Oui ça se finit sur une défaite par rapport à la réforme des retraites, une militante le rappelle à la fin du film. Et justement, quand je suis arrivée en montage, le tournage fini, j’avais envie aussi de réfléchir à ce qu’elle révélait cette défaite. Pourquoi cette défaite alors que plus de 2,5 millions de gens dans la rue ? Est-ce que la méthode n’était pas la bonne ? J’avais commencé le tournage en me demandant si le syndicat pouvait encore être l’endroit de la lutte et des revendications, j’ai entamé le montage en me demandant si le problème ne se situait pas plutôt dans un conflit de réalité et de légitimité. Comment négocier face à quelqu’un qui prône une politique verticale niant les corps intermédiaires ? Face à 2 visions de la réalité de la société, comment trouver un compromis ? Je laisse toutes ces questions ouvertes, je veux que le film ouvre le débat, il est là pour ça. Quel rôle aujourd’hui pour le syndicalisme et plus largement les corps intermédiaires ? Quelle place de la société civile et de ses engagements face au politique, ainsi que des outils à sa portée : le compromis ou la radicalité ?
Pourquoi avoir choisi pour incarner ce film Laurent Berger, alors secrétaire général de la CFDT et pas le secrétaire général de la CGT ou de FO par exemple ?
Pour trois raisons, tout d’abord parce qu’il s’agit du premier syndicat de France, la CFDT compte plus de 640 000 adhérents et adhérentes.
Ensuite parce qu’il s’agit d’un syndicat réformiste, ce syndicalisme, celui de la réforme dans le dialogue social, m’interpellait et m’intéressait. Car en ces temps de radicalisation, comment défendre encore le compromis ? D’ailleurs, cette question du compromis file tout au long du film : dans son échange téléphonique avec Elisabeth Borne ou dans sa volonté même après le 49.3 de mettre la réforme sur pause, de renégocier.
Enfin, dernière chose, il était su que Laurent Berger devait partir à mi-mandat, c’est-àdire printemps 2024, 1 an plus tard de ce qui s’est réellement passé. Sa situation de fin de mandat me laissait alors penser qu’il serait plus prêt à se laisser filmer.
Et il ne s’agit pas ici d’opposer Laurent Berger à Philippe Martinez qu’on voit collaborer tout au long du film et qui ont mené cette bataille ensemble avant de tous les deux passer le flambeaux à leur successeure.
On le voit jouer avec ses collègues, chanter faux dans la voiture mais aussi s’énerver lors d’un échange avec Elisabeth Borne ou apprendre en direct le 49.3 : vous semblez être partout. Connaissiez-vous Laurent Berger avant le tournage ?
Pas du tout, je l’avais croisé 2 fois rapidement pour des interviews très formelles. Je crois que le fait que l’on vienne de la même région que je ne sois pas une journaliste politique, lui a permis de me faire confiance. Et puis, dans le syndicalisme, on se tutoie, d’où ce tutoiement qui vient très vite.
Il a tout de suite joué le jeu et m’a laissé une liberté totale. Il y avait une règle, lorsqu’il me demandait d’arrêter de filmer, je devais m’arrêter. C’est arrivé très peu de fois. Le véto venait davantage de ses interlocuteurs. Une négociation, pour qu’elle fonctionne, ne peut souvent pas être filmée.
On voit dans le film à plusieurs reprises, dans les médias mais aussi dans une discussion avec Philippe Martinez, Laurent Berger alerter sur le risque de ressenti social et de montée du RN. Diriez-vous que ce documentaire raconte aussi en creux la crise démocratique que traverse la France ?
Je crois que oui. Y a-t-il encore la place pour un contre-pouvoir dans un contexte d’hyper personnalisation présidentielle et de cette montée inexorable du Rassemblement National ?
Laurent Berger ne cesse de le rappeler dans le film. Qui est le plus légitime entre la démocratie de la rue et la démocratie parlementaire ? Quand Elisabeth Borne décide d’enclencher le 49.3, dans son discours, elle clame « C’est la démocratie parlementaire qui aura le dernier mot ». C’est, entre autres, ce duel là qui se joue dans le film sur fond d’hyper-personnalisation que Laurent Berger ne supporte plus.
Aviez-vous l’intention de raviver à travers ce film, le sens et la force de l’engagement syndical ?
Oui, mais l’engagement tout court, celui de la société civile en général. Je crois que tout engagement, associatif, culturel, c’est aussi un moyen de changer la politique. La vertu de la politique serait qu’elle co-construise avec cette société civile.
Il y a aussi quelque chose de joyeux dans ce film – la 1ère mobilisation, j’ai été émue aux larmes en voyant cette foule si heureuse. C’est ça aussi l’engagement, se retrouver, se rassembler, se réunir, lever la tête, avec dignité – ensemble.
Le tournage s’est déroulé au plus près de l’action, dans une forme d’immersion intense. Nous le ressentons par exemple au moment de l’appel avec Elisabeth Borne, où la caméra n’a presque pas le temps de se poser. Comment avez-vous vécu cette tension sur le terrain ?
Ce qui est intéressant, c’est qu’au début je choisis ce qu’on appelle le cinéma direct, en filmant ce qui se passe au quotidien, sans jamais intervenir, mais je choisis aussi l’interview. Je lui ai posé beaucoup de questions, face caméra. Et au moment du montage, je n’en ai gardé qu’une seule, parce que les propos qu’il me rapporte à ce moment-là, aucun moment du réel ne les raconte. Pour tout le reste, j’ai choisi la force des situations pour exposer les thèmes que je voulais porter. Son dévouement pour les travailleurs, pour le terrain, est mieux raconté quand il le vit, le réel est plus fort que le discursif.