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L’ESPRIT DE LA RUCHE

Fiction / Espagne

Espagne, 1940 ; peu après la fin de la guerre civile. Un cinéma itinérant projette Frankenstein dans un petit village perdu du plateau castillan. Les enfants sont fascinés par le monstre et, parmi eux, la petite Ana, 8 ans, se pose mille et une questions sur ce personnage terrifiant. Sa grande sœur, Isabel, a beau lui expliquer que ce n’est qu’un « truc » de cinéma, elle prétend pourtant avoir rencontré l’esprit de Frankenstein rôdant non loin du village.

Année

1973

RÉALISATION

Víctor ERICE

SCENARIO

Víctor ERICE, Ángel FERNÁNDEZ SANTOS

AVEC

Teresa GIMPERA, Ana TORRENT, Fernando FERNAN GOMEZ, Isabel TELLERIA

FICHE TECHNIQUE

1h38 - Couleur - Dolby Digital 5.1

DATE DE PROJECTION

à venir

VICTOR ERICE

Victor Erice étudie les sciences politiques avant d’intégrer l’Instituto de Investigaciones y Experiencias Cinematograficas en 1960. Peu après, il devient critique et scénariste et signe notamment le scénario d’El proximo Otono (1963) d’Antoni Eceiza et d’Oscuros sueños eróticos de agosto (1967) de Miguel Picazo.

 

D’une rare sobriété, l’œuvre de Victor Erice n’en est pas moins une des plus originales du cinéma espagnol. L’Esprit de la ruche (1973) est considéré par la critique de son pays comme une parabole secrète et sensible du franquisme, usant du mythe de Frankenstein et des fantasmes qu’il inspire à une petite fille. L’atmosphère mystérieuse et la force de l’imaginaire en font cependant un film d’une portée universelle. Dix ans plus tard, ce cinéaste perfectionniste, qui ne tourne que lorsqu’il a quelque chose à dire, signe Le Sud (1982), nouvelle étude de l’enfance et de la mémoire. Une mise en scène contrôlée et très écrite, un regard contemplatif posé sur les paysages d’Espagne et les aléas d’une distribution confondant acteurs professionnels et amateurs, confèrent au cinéma de Victor Erice un réalisme émouvant et un rythme étrange. Le cinéaste garde le silence jusqu’en 1992, lorsqu’il réalise Le Songe de la lumière, avec Antonio Lopez comme sujet central, peintre figuratif espagnol de tout premier plan. Ce film sans scénario, qui mélange le documentaire et la fiction, apparaît comme une profonde réflexion sur l’art explorant dans la même intention le sens de la création cinématographique.

 

Dans ce film au réalisme magique, la projection de Frankenstein marque l’esprit bourdonnant d’une petite fille au visage lunaire. Le cinéma, intimement noué à l’imaginaire infantile, devient une troublante caisse de résonance de l’histoire, petite et grande, à la fois cache et catalyseur d’un hors champ morbide – celui, sanglant, de l’Espagne franquiste, des secrets de famille – ; son écran blafard appelle irrévocablement les fantômes.

 

La campagne castillane filmée par Erice a beau baigner, la plupart du temps, dans l’ocre rasant des fins de journées, la sécheresse et la solitude hivernales sont bien là, implacablement dessinées par les contours arides, morts, des lignes d’horizon et des façades décrépites grises et rouille. Ne reste plus alors que Le songe de la lumière, pour reprendre le titre d’un autre film d’Erice consacré au peintre Antonio López Garcia (auquel on pense déjà fortement face à la matière picturale du film). Reclus dans ce prisme imaginaire infime, Erice fait des étincelles et est loin de donner à l’enfance la couleur mielleuse de l’innocence : ici, les petites filles sont des chambres obscures à elles seules, des sorcières qui jouent avec le feu comme avec les esprits, qui jonglent avec la vie et la mort. On pense à Tourneur mais aussi à Dreyer, et l’émerveillement advient, teinté d’une douce tristesse.

 

Amélie Dubois – Les Inrocks

L’ESSAIM BOURDONNANT DE L’ENFANCE

Victor Erice est un cinéaste peu prolixe, ancien critique de cinéma, qui s’est imposé en seulement quelques films comme une référence du cinéma espagnol. L’Esprit de la ruche, son deuxième long-métrage, film baroque aux allures féériques, nous plonge au cœur de l’Espagne franquiste et rurale des années 40. La vie de deux jeunes sœurs se trouve perturbée lorsqu’elles découvrent le Frankenstein de James Whale, projeté dans la salle du village. Ana, la plus jeune, vit cette séance de cinéma comme une épreuve initiatique : elle prend conscience de la mort et de l’existence du meurtre. L’enfant est touchée, flouée, déboussolée. Elle demande à sa sœur des explications sur ces phénomènes nouvellement acquis à sa conscience. L’imagination d’Isabel, l’aînée, entre alors en scène. Elle va jouer de l’innocence de sa cadette et lui affirmer qu’existent réellement des esprits qui prennent corps. Ce mythe tombe à point pour combler le vide dans l’esprit d’Ana, qui cherche à s’expliquer l’inexplicable, et les coïncidences vont effacer petit à petit les doutes de la fillette.

 

Coincées entre un père accaparé par son étude des abeilles et une mère dépressive qui s’invente un amant avec lequel elle entretient une correspondance fictive, les deux jeunes filles vont partir à la recherche d’une créature fantastique qui leur fasse oublier un instant leur triste quotidien, tout comme leurs parents fuient la réalité, soit par la passion, soit par le fantasme.

 

C’est avant tout un conte que nous livre Erice, comme il nous le fait savoir dès le générique de début en ouvrant sur un « Il était une fois… ». Mais un conte troublé, profond, assemblage complexe d’éléments narratifs et filmiques. Erice se plaît à la métaphore, à la récurrence, à la résonance. Il fait se répondre la créature de Frankenstein et « Don José » le mannequin utilisé en classe pour l’étude de l’anatomie. Il pratique la mise en abîme avec la projection cinématographique, scène pendant laquelle se dessinent des contrastes saisissant entre les plans montrant le mur où est projeté le film et ceux où apparaissent les réactions du public. Cette scène nous pousse à nous questionner : sommes-nous spectateurs ou acteurs du film ? Erice déroule son scénario, péremptoire, avec la minutie du détail. Il s’amuse de petits éléments qui servent l’histoire : la montre à gousset musicale, le puits (la vérité se trouve au fond), le drapeau espagnol mis à la fenêtre de l’école tous les matins, la phrase que le père a écrit, répétée au début et à la fin du film… L’Esprit de la ruche porte bien son nom : chaque élément du récit en sert un autre, chacun à son rôle, comme les abeilles dans un essaim.

 

Les aspects techniques et esthétiques occupent également une place majeure. Des plans elliptiques jour-nuit magnifiquement mis en image par Luis Cuadrado à l’excellent montage sonore, en passant par le soin apporté aux perspectives, le film est un tout, où se répondent forme et sujet. Erice porte attention aux ombres, à leur jeu, à leur danse, et pousse les scènes d’obscurité jusqu’à leurs plus lointaines possibilités esthétiques, frôlant à plusieurs reprises l’expressionnisme.

 

Le plan où les deux sœurs font des ombres chinoises tombe à pic pour nous rappeler le rôle éminent de la lumière et de l’ombre dans un film. Erice met en scène les tons et les couleurs, comme lorsque l’ombre du père se découpe dans une lumière crépusculaire derrière une vitre divisée en alvéoles, rappel évident des ruches bourdonnantes aperçues auparavant. Il passe des teintes mielleuses, intéressante analogie avec la passion du père (l’apiculture), aux nuances froides et grisâtres de la mélancolie, qui font écho à la morosité ambiante et au contexte historique de la dictature franquiste.

 

L’Esprit de la ruche est un film à la saveur de nostalgie enfantine où Erice traite à la fois du plaisir, du jeu, de l’angoisse et de l’imagination. Un film, pouvant être interprété comme une paisible métaphore du franquisme, où les personnages tentent d’échapper à leur quotidien, à la réalité. Un film suave, où s’opposent les couleurs de l’hiver et celles d’un chaud crépuscule, où chaque plan est composé avec précision, avec poésie, avec esthétisme. Un film où chaque rebondissement vient donner corps au scénario et où les yeux noirs de la jeune Ana (interprétée par Ana Torrent, comme une évidence), tels des puits sans fond, reflètent avec intensité la candeur infinie de l’enfance. Et, alvéole après alvéole, la ruche est reconstituée.

 

Éleuthéries