Q : Comment nait cette idée de co-réalisation ?
Andrea Ceriana Mayneri, co-réalisateur et anthropologue : En 2013, le conflit intestin qui s’étend peu à peu des frontières septentrionales à la totalité de la Centrafrique épuise mes recherches d’anthropologue – je travaille sur ce terrain depuis 2005.
Si à cause d’injonctions sécuritaires et d’une juste prudence, je ne peux plus m’entretenir librement avec des personnes dans les différents lieux de leur pays, je tente de faire le chemin inverse : revenir au centre-ville de Bangui, la capitale,et prendre place dans un lieu peu exposé, silencieux – le musée national des arts et traditions populaires.
C’est là qu’est née l’envie d’un documentaire qui se démarque des discours ambiants sur l’instabilité géopolitique, sur le conflit inter-religieux ou la ruée sur les ressources. Un documentaire qui, réfutant la spectacularisation de la violence et de la misère, traquerait les signes les plus enfouis que l’histoire centrafricaine grave, depuis longtemps déjà, sur des objets, sur des corps et dans les paroles. Comment continuer d’aller à l’écoute d’hommes et femmes exténués mais obstinément vivants, comment se tenir au milieu d’eux dans un pays africain en guerre, alors que les quartiers sont barricadés, les routes coupées, les campagnes abandonnées et enflammées ?
Dans ce contexte je souhaitais amener avec moi une autre sensibilité et faire une expérience : ce que mes yeux, ceux d’Edie et de sa caméra auraient vu de similaire et de différent dans ce « lieu de mémoires ».
Edie Laconi, coréalisateur et cinéaste : C’est en 2017 qu’Andrea me propose de travailler avec lui à ce film. Avant de le rencontrer, la Centrafrique n’était pour moi qu’un pays au cœur du continent africain auquel journaux et télés ne s’intéressaient que lorsque ses soubresauts étaient trop insoutenables.
Le nom de Centrafrique convoquait également de lointains souvenirs d’enfance, ceux de Bokassa, empereur d’opérette et dictateur assassin et des compromissions françaises d’alors. Soit, de mes souvenirs les plus anciens aux échos médiatiques les plus récents, une compression de plus de quatre décennies résumant et condamnant injustement le pays à l’unique expression de ses violences.
J’ai donc vraiment commencé à apprendre à connaître la Centrafrique au travers du travail d’anthropologue d’Andrea. Puis en septembre 2017, j’arrive pour la première fois avec lui à Bangui, dans un quartier du centre-ville, au croisement des rues de terre rouge de l’Industrie et du Languedoc, face au « musée Boganda ».
Q : Comment se déroule cette première rencontre ?
E.L. : Munis d’une autorisation du ministère de la culture et de l’intérieur, nous rencontrons le personnel, une petite dizaine de personnes.
Le directeur nous remet aux mains de Thomas Ouangonda, le conservateur, qui nous conduit aux salles du musée.
Derrière une double porte métallique fermée par deux épais cadenas, une enfilade de pièces aux murs ocre, autrefois salles d’exposition. Au sol, des dizaines de longues caisses en bois cadenassées, empilées les unes sur les autres jusqu’au plafond, recèlent les collections. Elles semblent des cercueils. Les vitrines sont vides. Un gorille empaillé déposé de son support lève un bras, un crocodile ouvre la mâchoire. Appuyés contre un mur, les restes du lit « impérial » de Bokassa. Ailleurs, des monceaux d’objets emballés dans du papier kraft qui n’ont pu trouver place dans les caisses. Plus de cinquante ans après son inauguration, le seul musée national de Centrafrique s’est effacé. Il n’est plus qu’une enveloppe spectrale.
Q : Comment se précise le désir de film ?
A.C.M. : Ce musée est le décor et le prisme à travers lequel nous observons les tourments actuels de ces habitants et nous convoquons leur passé. Ce qui se joue dans ce lieu, c’est la vie et l’expression des mémoires de ses employés. Ces personnes expérimentent, comme le bâtiment qui les accueille, plusieurs états de dégradation ou d’espoir. Pour eux, le destin de cette institution nationale et celui des objets qui proviennent d’un passé lointain et peu connu, s’estompe derrière les efforts qu’ils déploient pour se défendre dans une vie d’incertitudes grandissantes et cultiver leur humanité au milieu d’une guerre civile.
Il n’est pour eux, et pour nous à leur diapason, aucune beauté des ruines du musée, de décrépitude photogénique, pas plus que de nostalgie qui émanerait de la bâtisse considérée comme le relief d’une Afrique inachevée. Pour les personnes qui peuplent le musée, sa décadence ne possède rien de lyrique.
E.L. : Nous avons ressenti alors que le temps long serait nécessaire pour mener à bien ce film.
Que ce serait par l’insistance avec laquelle nous reviendrions dans le même lieu pour poser encore les mêmes questions, que nous montrerions que dans ce pays africain rien n’est vraiment oublié.
Comme le dit Andrea, ce n’est pas la mémoire que nous voulions traquer dorénavant, mais le revers de l’oubli, là où il se cache depuis longtemps : dans les corps et les regards, dans les choses, dans certains silences et omissions