Avant d’être un film, TOUT VA BIEN a été un projet humain.
Pendant, 15 ans, j’ai travaillé et vécu en Asie du Sud et particulièrement en Inde, au Pakistan et en Afghanistan, où je produisais des reportages.
La question de la crise migratoire et des déplacements de population était souvent au cœur des sujets que l’on traitait pour les magazines d’information, mais toujours racontée sous l’angle du départ ou du voyage.
Quand je suis rentré vivre à Marseille en 2019, l’arrivée de mineurs non accompagnés était devenue un sujet brûlant dans les Bouches-du-Rhône. Encore une fois, on parlait de ces enfants comme d’un problème, certains hommes et femmes politiques les qualifiaient de délinquants, de filles et garçons dangereux.
Mais moi, je voulais juste comprendre comment des gamins qui viennent de l’autre bout du monde, viennent-ils s’installer à Marseille ?
En décembre 2019, j’ai commencé à contacter des associations qui s’occupent de leur mise à l’abri et de leur évaluation. J’ai visité des foyers, des hôtels sans filmer. Je voulais et je pouvais n’être qu’en observation. J’ai rencontré des ados avec une envie et une force de vie incroyable : envie d’apprendre le français, de trouver leur place à l’école, seuls, sans parents. J’avais l’impression de voir des super-héros !
À quel moment est née l’idée de les filmer sur plusieurs années ?
Pendant le COVID, j’ai mis en place, un week-end par mois, avec l’aide de plusieurs associations des ateliers de jeux, d’écriture avec Alain Bourderon(acteur-metteur en scène) et Sandra Renfleit (autrice-photographe). Une centaine de jeunes ont participé à ces ateliers qui étaient un véritable sas pour eux, un moment pour ces adolescents de libérer leurs corps et leurs paroles. Ces ateliers m’ont permis de saisir quelque chose de l’ordre de l’intime et du rêve chez ces gamins.
Puis en 2021, j’ai passé des nuits à la gare SaintCharles et dans les maraudes. Des journées, dans les hôtels et les foyers, dans les salles de classes (lycées pro et classes allophones UPE2A), au tribunal.
Je ressentais de plus en plus la nécessité de raconter leurs histoires et de leur donner une image. J’ai l’impression que lorsqu’on parle de migration, on se focalise généralement – et c’est nécessaire – sur les morts en mer ou les gens à la rue en occultant une dimension essentielle du départ : on quitte son pays parce qu’on a envie d’une vie meilleure.
Je voulais que le film raconte l’immigration autrement, à hauteur d’adolescent, faire un récit de première main.
Mais je n’avais pas encore l’autorisation de l’Aide Sociale à l’Enfance et du juge de pouvoir filmer des mineurs. Il n’y a quasiment pas de film sur les mineurs non accompagnés pour cette raison.
N’ayant pas de parents sur le territoire, le responsable légal est le tribunal. Lorsque je demande un rendez-vous en septembre 2022, je suis reçu. J’explique que je souhaite mettre des visages sur ces jeunes inconnus aux parcours incroyables.
Ces années d’immersion et le travail en ateliers ont validé ma démarche. L’autorisation de tournage m’est accordée.
Leur quotidien semble rythmé par la phrase « Tu as un objectif », ils ont une détermination hors du commun, non ?
C’est vraiment ce qui les anime cette détermination !
Les psychiatres parlent souvent de comportements ordaliques chez les adolescents. C’est le cas avec ces jeunes qui sont souvent en rupture, soit qu’ils ont perdu un parent, soit qu’ils ne s’entendent pas avec leur beau-père ou leur belle-mère. Leur départ est une sorte de fugue. Ils décident de partir et lors de ce voyage, de cette traversée, ils jouent avec leurs destins. Ils pensent : « Je risque ma vie et si je m’en sors, elle vaudra la peine d’être vécue ». Junior avait quinze ans en 2019 et c’est l’un des premiers jeunes que j’ai rencontrés. Il était logé dans un hôtel, dans l’attente de trouver un foyer.
Revenant du lycée hôtelier, il était en costume-cravate. Dans la salle commune de l’hôtel, il enfilait sa tenue de foot pour jouer dans un club où il faisait un essai. Il m’a dit : « Moi, de toute façon, je serai soit champion de foot, soit serveur au Plaza Athénée. » Et puis Junior, c’est un prénom, pour toujours un enfant, un fils de. Et pourtant il se construit en opposition à l’enfance. Il veut grandir vite, réussir et devenir un adulte. Mais, il a une obsession, le foot, il court derrière un ballon comme on court derrière un avenir. C’est la détermination de ce jeune qui m’a marqué.
Je l’ai vu grandir, partir au lycée, et quand nous avons démarré le tournage en 2022, j’ai su qu’il deviendrait un personnage de mon film.
Comment avez-vous conçu le reste de votre « casting » ?
J’ai rencontré Aminata dans un atelier d’écriture organisé avec l’autrice et photographe Sandra Reinflet. Nous étions ce jour-là une vingtaine et ils ont commencé à parler de leur avenir. Les garçons s’imaginaient mariés, avec une femme au foyer. Et elle s’est insurgée devant tout le monde : « C’est un scandale, je ne suis pas venue en France pour ça. Je veux être libre et indépendante ».
Elle avait quinze ans, j’ai senti qu’elle était un peu différente des autres, qu’elle avait cette envie – presque de l’ordre de la survie – de trouver sa place et de réécrire sa vie. Aminata absorbe ceux qui sont autour d’elle, sans s’en rendre compte. Un sourire, un regard. Filmer Aminata, c’est filmer l’adolescence, la transformation. À ce moment-là, elle était arrivée en France depuis une semaine et vivait dans un hôtel, en attendant un foyer. Je suis resté en contact avec elle. Et quand nous avons décidé de faire le film, je lui ai demandé si elle voulait participer.
Pourquoi avoir choisi des profils si différents ?
Parce que je ne voulais pas d’un seul personnage. En voyant sur le terrain des cas si divers, je me suis dit qu’il fallait choisir des adolescents à des moments différents de leur intégration et de leur arrivée en France. Quand on voit Aminata rayonnante sur la plage avec ses copines, on sait qu’elle a vécu ce que vivent les autres garçons quelques minutes avant dans le film. Elle aussi a été conduite au commissariat, interrogée et emmenée en voiture dans un foyer. Et maintenant, elle est lycéenne, grandit, finit son CAP.Je voulais aussi quelqu’un en fin de parcours d’intégration. C’est Junior qui attend sa carte de séjour et passe le bac.
J’ai choisi Khalil car j’avais vu beaucoup d’enfants qui ne parlaient pas du tout français et qui ont très rapidement réussi à se débrouiller et à apprendre la langue. Et évidemment, je voulais aussi des jeunes qui venaient d’arriver.
J’allais dans les dizaines d’hôtels qui hébergent les mineurs non accompagnés à leur arrivée, je discutais avec tout le monde, et j’ai vu Khalil avec son grand sourire et sa tête d’adolescent.
Il allait dans tous les sens, un corps tiraillé, un esprit mouvementé, un garçon pressé, hyperactif et ne parlant pas un mot de français. Derrière sa casquette, le regard baissé, il a quelque chose à cacher. Et en un instant, pour une raison que l’on ignore, un sourire éclaire son visage. Avec Google Translate, nous avons commencé à discuter, bu un jus et je lui ai demandé s’il voulait participer au projet. J’ai senti sa volonté de s’en sortir, il est prêt à tout.
Pour Abdoulaye et Tidiane, c’était encore différent. Un soir, vers 18 heures, un jeune – Diguiba – qui avait participé à un atelier l’année précédente m’a téléphoné : « Thomas, je suis dans la rue. Sur la Canebière, il y a deux jeunes de quatorze et quinze ans. Ils viennent d’arriver. Ils sont d’un village à 100 kilomètres de chez moi. Ils vont dormir dans la rue. Qu’est-ce que je fais ? »
Ce jour-là, les associations qui font les maraudes n’étaient pas là, et nous étions en tournage avec Aminata. Nous sommes arrivés sur place. Diguiba avait expliqué le projet de mon film et m’avait présenté. Nous avons demandé s’ils accepteraient qu’on les filme en leur disant qu’ils pouvaient à n’importe quel moment arrêter. Heureusement, ce soir-là, il restait des places dans les foyers et les hôtels. Nous avons pu aller au commissariat et filmer tout le processus.
Y a-t-il une situation spécifique à Marseille des mineurs non accompagnés ?
Quand j’ai commencé le projet en 2019, il y avait environ 750 mineurs non accompagnés à Marseille. Et 2000, voire 2300 en 2023. En 2025, les chiffres ont diminué. À Marseille, aujourd’hui il n’y a plus qu’un juge en charge de tous les mineurs non accompagnés. 600 adolescents sont actuellement à la rue en attente de recours. Marseille est sur la route. Ces gamins, la plupart du temps, arrivent par l’Espagne ou par l’Italie.
Il y a un point de vue très arrêté sur le traitement de la traversée. La première séquence sous marine y fait allusion sous une forme aux confins du fantastique : pourquoi ce parti pris ?
Que ce soit l’administration, la police, les associations, l’école, les camarades de classe, les gens en général, nous les renvoyons toujours à la même chose : « Ah, tu es venu comment ? C’était comment ? » Et eux n’ont pas du tout envie d’en parler. Ils répondent par politesse, par obligation et coercition. C’est terrible qu’on résume toute leur existence à ce voyage. Nous les essentialisons par le fait qu’ils ont traversé. Cela, effectivement, a été pour eux un moment terrible, mais ce sont des ados ! Ils veulent construire leur vie ! La traversée n’est pas le sujet du film. Même si dans les ateliers, j’ai bien compris que cela restait un trauma important. Nous avons beaucoup travaillé sur ces sensations, ce cauchemar du voyage, et comment le mettre en scène. Avec la musique et le son, nous avons créé de la matière sonore pour rendre cette sensation onirique de passage entre deux mondes, entre le monde intérieur et le monde réel. Quand on entend en voix off « We need more time », ce sont des sons que nous avons récupérés.
Comment avez-vous travaillé le son et la musique, on dirait de la matière musicale ?
Afin de pouvoir faire entrer le spectateur dans les mondes intérieurs des adolescents, je voulais travailler avec le son ou la musique. Pour que les mondes réels et les mondes intérieurs des enfants se contaminent, nous voulions avec la compositrice Jeanne Susin travailler la musique comme une matière sonore. L’interpénétration des sons du quotidien avec des sons d’orchestre et inversement pour créer une perte de repère du réel, une invasion onirique par la contamination du son.
Mais cela ne pouvait pas se faire avec des ordinateurs, il nous fallait de vrais instruments, il nous en fallait plusieurs. Nous avions besoin d’un orchestre. Alors, j’ai écrit à l’Opéra de Marseille, ils ont été emballé par le projet. Nous avons créé des matières sonores : des Seagull-effect comme dans la première séquence où les violons deviennent des gabians, des jeux de clés, des frottements d’archets comme des bruitages oniriques.
Le thème musical a un caractère obsessionnel et répétitif, rappelant l’urgence et leur détermination.
Ce thème est basé sur une structure modale s’inspirant des musiques orientales. Le motif du thème est construit sur une marche harmonique qui ne se résout jamais.
La musique a d’ailleurs été enregistrée avec l’orchestre philharmonique de l’Opéra de Marseille dirigé par Léo Margue (Victoire de la musique 2024 – Chef d’orchestre qui a dirigé Lavernhe dansEn Fanfare). Nous avons aussi pu compter sur le soutien du rappeur Soolking qui a participé à la musique.
Parmi les multiples motifs du film s’impose celui de l’interrogatoire, pourquoi ?
Parce que ces gamins sont en permanence interrogés. On leur demande pourquoi ils sont venus, quel est le voyage qu’ils ont fait, quels traumatismes ils ont vécu. Je ne vois pas pourquoi l’État devrait savoir s’ils ont failli se noyer, s’ils ont été violés ou torturés. Cela n’a strictement aucun intérêt juridique. Mais sans cesse, la police, l’administration, le juge, l’école, leurs camarades leur posent ces questions.
Ils sont regardés, auscultés comme des curiosités presque ethnologiques qu’on observe et à qui on pose des questions. Logiquement, il fallait démarrer par cela puisque c’est ce qui leur arrive en premier. Et surtout, cela crée une tension pour le spectateur qui se demande : « Qu’aurais-je dit à leur place ? Qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce qu’une bonne – ou une mauvaise – réponse ? »
L’interrogatoire renvoie à la question du mensonge, on sent que ces ados avancent dans un champ de mines et qu’ils peuvent mentir par peur…
Je m’intéresse particulièrement à la question du mensonge, ou plutôt aux différentes versions de leurs histoires.
Rappelons qu’ils sont interrogés comme des criminels. Ils ont peur. Et surtout, ils savent que la visée de ces questions est de savoir s’ils sont mineurs ou majeurs. Alors ils craignent de se tromper ou parfois de rentrer trop dans les détails.
Les versions pour les autorités, les familles ou les copains de l’école ne sont pas toujours les mêmes.
Est-ce que je leur dis d’où je viens ? Qui je suis vraiment ? Parce qu’ils arrivent dans un nouveau pays, sans parents, sans passé. Ces adolescents peuvent se réinventer.C’est cela que je trouve intéressant dans leur parcours : ils peuvent devenir qui ils ont envie d’être et raconter ce qu’ils veulent sur leur passé.
Ils n’ont pas forcément envie de dire que leur père est mort, que leur mère n’est plus là, ou qu’ils ont vécu des choses dramatiques. Ils peuvent redémarrer à zéro et faire de leur vie une page blanche.
Un autre motif est celui du lien avec les parents. Comment est arrivée la scène bouleversante du coup de téléphone d’Aminata à sa mère ?
Ce coup de fil a été pris sur le vif. Aminata m’avait prévenu depuis longtemps qu’elle voulait appeler sa mère le jour de ses 18 ans. Elle disait « Je vais lui dire ce que je pense, je vais vraiment lui dire ce que je pense, et que ce n’est pas juste ». Donc quelques jours avant, je lui ai dit « Nous allons filmer ton anniversaire » et elle m’a dit qu’elle voulait que l’on filme aussi l’appel à sa mère.
Ils sont orphelins, ou ils sont loin de leurs parents, loin de leur regard. Ils sont des personnages plus libres, ils n’ont pas de compte à rendre, ils grandissent comme ils le souhaitent.
Et à nouveau cette notion du mensonge : « Qu’est ce que je raconte à ma mère ? Qu’est-ce que je ne lui dis pas ? » Ça permettait de créer un hors champ.
En l’espace de quelques mois, tout l’univers de ces ados bascule alors que les parents restent statiques, comment vivent-ils cet écart ?
Oui, les parents les voient se transformer à travers l’écran d’un téléphone, sans pouvoir agir. Leurs enfants sont désormais libres, même si leur situation est compliquée et pleine d’incertitudes.
Mais ce sont quand même des enfants. Donc même s’ils se sont disputés ou ont été traumatisés par des choses qui ont pu se passer chez eux, cette relation subsiste. Ils ont envie de montrer qu’ils réussissent. Aminata appelle sa mère pour lui dire « J’ai acheté une belle tenue et je fais le ramadan, même si je suis en France et que je me suis fait un piercing ». Ils sont partagés entre l’envie de se détacher des parents et celle de leur faire plaisir : « Regarde, j’ai eu un bon bulletin, je réussis ». Ils se construisent sur quelque chose de brisé.
Que ça soit la traversée, le voyage, la relation aux parents, la peur loin de chez eux… Ils ont conscience de leurs brisures, de leurs fragilités.
Ils ne se sont pas construits sur du solide mais sur une faille, du vulnérable. Et c’est de là qu’ils trouvent cette force impressionnante.
Pourquoi voit-on aussi peu Marseille ?
Marseille est là, elle est très présente mais elle est un décor que ces adolescents traversent.
Je voulais tourner le film au 50 mm, avec une focale qui me permette d’être proche des jeunes, presque dans leur tête. La caméra est collée à eux, surtout dans la première partie. Ils remplissent le cadre, le débordent même. Leur énergie déborde du cadre. En arrière-plan, il y a toujours des fonds unis ou de couleur, ceux des bureaux administratifs où ils sont interrogés, des salles de classes, les lumières de la ville, les murs de leur chambre au foyer. Des fonds colorés qui reflètent la palette de leurs émotions en transformation.
Dans la deuxième partie du film, la ville n’est pas loin, elle est derrière eux, comme un nouveau fond sur lequel ils sont des ados en ébullition.
Il n’était pas question de faire des « beauty shots » de Marseille. La ville est un décor dans lequel ils se déplacent, courent et grandissent. Et puis, il y a la mer toujours là, dans leur tête, mais aussi face à eux, toujours. Un bleu qui peut être angoissant, mais qui reste un horizon des possibles.
Comment s’est passé le tournage de la séquence sur la plage du Prado avec Aminata et ses amies Émilienne et Fanta ?
C’est l’un des rares plan-séquence du film, tourné le deuxième jour de tournage, en septembre 2022.
Les filles allaient manger une glace sur la plage et je leur ai proposé de parler de la rentrée des classes. Ce jour-là, j’ai eu une chance folle, j’étais au bon endroit, au bon moment, avec ces trois filles débordantes de vie et tellement à l’aise devant la caméra ! Nous avons beaucoup travaillé le son et l’image dans le reste du film, mais cette scène me touche particulièrement parce qu’elle est brute et sans montage. C’est l’adolescence face caméra.
Comment avez-vous tourné la séquence sur l’esplanade de la Notre-Dame de la Garde avec le pape ?
Junior est croyant et impliqué dans plusieurs paroisses. Quand il fait son jogging, comme tout bon Marseillais, il monte une à une les marches de Notre-Dame de la Garde et il dépose un cierge.
Evidemment, je voulais filmer ça. Le problème est qu’il est quasiment impossible d’obtenir l’autorisation de tourner dans la basilique. Nous avons quand même contacté le père Spinoza, recteur de Notre-Dame de la Garde. Après des mois de tractations, il a fini par accepter de rencontrer Junior. Impressionné par sa foi, il a donné son accord.
Et nous avons pu tourner la course de Junior vers la Bonne Mère.
Quelques mois plus tard, le père Spinoza appelle Junior : « Le pape vient à Marseille. Ça te ferait plaisir d’être là ? » Évidemment, Junior a accepté.
Et puis quelques semaines plus tard : « Quelqu’un doit lire un texte. Veux-tu le lire ? » C’est arrivé ainsi.Cette séquence a été extrêmement compliquée à tourner. Malgré mes nombreux mails expliquant le film et le lien évident avec la venue du pape. La personne chargée des accréditations n’a pas voulu que j’intègre le pool de journalistes.
La veille, le père Spinoza a pensé que quand la loi n’est pas juste, il ne faut pas la respecter. Et il m’a accordé une accréditation VIP en prétextant que je faisais un film pour la paroisse. Du coup, j’ai pu me déplacer à ma guise le jour de la venue du pape, bien plus libre que n’importe quel journaliste, leur accréditation autour du cou mais parqués dans un coin de l’esplanade.
Comment avez-vous filmé la scène finale, cette énorme fête sur le Vieux-Port ?
Cette fête célébrait les 30 ans de la victoire de l’Olympique de Marseille en Coupe d’Europe, le 26 mai 1993 : il y avait 50 000 supporters de l’O.M.
postés sur tout le front de mer, de l’Estaque aux Goudes. Ils ont fait « craquer les fumigènes » en signe de ralliement. La ville entière est devenue rouge, le rouge des fumigènes. Cette nuit-là, nous étions avec les jeunes sur le Vieux-Port et j’ai vu le reflet des fumigènes dans leurs yeux et tout ce que ce symbole charriait. Pour beaucoup, ces lumières rappellent la traversée en bateau, la détresse. Mais quand la ville célèbre l’événement dont elle est la plus fière, les Marseillais utilisent des fumigènes qui deviennent un symbole de joie et d’accueil de l’étranger. Face à la mer, ces lumières rayonnent aussi comme un phare.
Et puis c’était complètement surréaliste à filmer, avec la musique de Soolking et cette chanson, « La liberté ». Beaucoup la connaissaient par cœur. C’est leur tube à eux, avec cette phrase : « Permets-moi d’exister » qui résonne tant avec le film.
En parallèle du film, vous avez mis un place un projet avec les lycées professionnels ?
Durant les longs repérages, j’ai visité de nombreux lycées professionnels. 99% des mineurs non accompagnés étudient en lycées professionnels. Je passais souvent une semaine dans les établissements. Chaque fois, je demandais où allaient en stage ou en apprentissage les lycéens. J’ai compris qu’il était très difficile pour les lycéens, souvent issus de quartiers prioritaires de la ville, de trouver une entreprise qui les accueille. Alors en janvier 2023, j’ai mis en place un groupe de travail avec le cabinet du ministre de l’Éducation nationale, des entreprises, des lycées, des profs et des associations pour permettre aux lycéens de trouver des stages et des apprentissages plus facilement.
On a mis en relation plus de 500 lycées professionnels partout sur le territoire français avec des entreprises à proximité. Ils étaient souvent à quelques kilomètres l’un de l’autre mais ne se connaissaient pas. J’ai organisé des centaines de mises en relations pour que ces deux mondes se rencontrent.
TOUT VA BIEN : à quoi fait référence ce titre ?
TOUT VA BIEN, c’est ce que les jeunes envoient aux parents par SMS. C’est ce qu’ils se disent à eux-mêmes pour se rassurer. Tout ne va pas bien en réalité, même si mes personnages suivent des parcours que certains disent exemplaires. J’ai vu plus de gamins qui réussissent que de gamins qui échouent. Ce titre fait aussi référence à ce sixième personnage qu’est le téléphone, qui constitue le lien avec leurs parents, l’écran via lequel ils racontent leur histoire.
En sortant de la salle, j’aimerais que les spectateurs se rendent compte que les personnes qui arrivent en France sont comme nous, pleines de rêves et d’envie de trouver leur place et que l’on arrête de faire un amalgame entre problème et immigration.