Une vie ordinaire est le troisième film que vous consacrez à Katia et Iulia, après Territoire de l’amour et Manuel de libération. Aviez-vous, dès le départ, l’idée et le désir de réaliser plusieurs films sur elles, sur une aussi longue période ?
Après la première du film Territoire de l’amour en France à Lussas en août 2010, nous avons organisé une projection en Russie en octobre, sur le lieu même de l’internat de Tinsk. Tous les protagonistes du film ont vu le film dans le cinéma du village. C’est lors de cette projection que j’ai compris que je devais faire un nouveau film, pour suivre le chemin de Katia et Iulia vers leur libération et leur sortie de l’internat. Et nous en avons immédiatement convenu avec le directeur de l’internat. Après ce second film sur elles, Manuel de libération, j’ai de façon naturelle continué à les filmer alors qu’elles étaient sorties de l’internat et commençaient leur nouvelle vie.
La guerre en Ukraine, déclenchée en 2022, est-elle un point de départ pour Une vie ordinaire ?
Ou, au contraire, est-elle venue bouleverser un projet de film déjà amorcé ? Elle ne l’a pas bouleversé, mais l’a complété. Le film Une vie ordinaire était en cours depuis quelques mois, nous avions commencé le travail de dérushage. Nous avons décidé de nous interrompre pour filmer les événements survenus dans le pays. Ces événements ont renforcé le récit sur la vie de nos héroïnes.
Avez-vous toujours été frappé par la présence constante de la guerre dans la société russe ? Quelle place occupe-telle en Russie, même avant l’invasion de l’Ukraine ? Peut-on dire que le film cherche, d’une certaine manière, à en explorer les origines ?
Depuis ma plus tendre enfance, ce thème était omniprésent – « notre guerre » pour « notre justice », pour que « la paix règne dans le monde entier ». Dans le film, je n’ai pu qu’en montrer une petite part, pour exprimer l’absurdité de ce flux quotidien de propagande.
Vous avez été photoreporter pendant longtemps. Qu’est Ce qui vous a poussé vers le cinéma documentaire ?
Au début des années 2000, le photojournalisme en Russie a cessé d’être pertinent et nécessaire. Il est devenu inutile. Le cinéma documentaire, grâce aux progrès technologiques, est devenu réalisable même chez soi, et même seul. Et surtout : entre 2009 et 2013, des documentaristes français sont venus en Sibérie pour animer des ateliers (Hélène Châtelain, Christophe Postic, Rebecca Houzel). En 2009, lors d’un de ces séminaires, j’ai écrit le projet de Territoire de l’amour. « Maintenant, tu vas le filmer toi- même », m’a dit Hélène.
Avez-vous été influencé par d’autres approches du cinéma documentaire ou de fiction, par des réalisateurs russes ou étrangers ?
Par des films, beaucoup de films. Ceux d’Andreï Tarkovski, d’Alexeï Guerman, d’Ingmar Bergman, de la Nouvelle Vague française, de l’avant-garde soviétique des années 1930… Mais aussi, de manière importante, par la littérature : Platonov et Boulgakov, Brodsky et Pasternak, Dostoïevski et Tolstoï, Kafka et Márquez… Comme Manuel de libération, Une vie ordinaire semble « suspendu » dans son dernier plan.
Ce film en appelle-til un autre ? Envisagez-vous de continuer à filmer Katia et Iulia ?
Je pense qu’il est temps maintenant de libérer Iulia et Katia de ma présence avec la caméra dans leur vie actuelle ! Mais, bien sûr, j’aimerais beaucoup filmer leurs enfants entrant dans l’adolescence, puis dans la vie adulte. J’aimerais pouvoir croire en un avenir lumineux…