« Anna » s’inspire d’un fait divers. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’en faire un film ?
« Anna » se trame en réalité à partir de deux histoires. D’une part, celle d’un vieux fermier sarde qui a traîné en justice un groupe immobilier qui tentait de voler ses terres. Et d’autre part, il y a quelques années, pour un documentaire j’avais rencontré Roberta, une éleveuse de chèvres au nord de Rome. Elle luttait dans d’énormes difficultés économiques, dans un environnement très machiste. Roberta avait du mal à s’en sortir, mais elle se battait, et j’avais trouvé son approche de la terre et des animaux très différente de celle des hommes paysans, presque maternelle. Anna s’inspire beaucoup de Roberta. Par exemple, quand elle est en train de tout perdre, elle refuse de conduire les chèvres à l’abattoir, ce que n’importe quel autre fermier ferait.
Vous dites « une approche maternelle » au sens d’anticapitaliste ?
Oui, son rapport à la nature n’est pas utilitariste. Il est respectueux de la terre et des animaux. C’est un rapport viscéral, qui va parfois jusqu’au transfert psychologique. Ainsi, quand elle est attaquée, quand sa terre est violée, elle ressent l’agression jusque dans son corps. Anna a subi des violences dans le passé, et à l’époque elle n’a pas pu les dénoncer, alors elle a pris la fuite. Mais cette deuxième agression ne se passe pas de la même façon, cette fois, elle fait front. Et elle dit « non ».
Anna incarne aussi une culture paysanne ancestrale, où un olivier, un simple arbre, peut s’inscrire dans une histoire familiale au même titre qu’un être humain. Je pense à ce plan sur les chevreaux qui viennent de naître. On sent son regard, presque animiste, sur les animaux.
Absolument. Elle n’a pas pu sauver son enfant, mais elle sauvera les chevreaux et elle sauvera les arbres coûte que coûte. C’est ce que j’entends par « rapport maternel ».
Anna a subi un traumatisme auquel renvoie la mise en scène. Au début du film, son corps est presque systématiquement morcelé.
Anna est revenue sur ses terres comme un animal blessé. C’est le portrait d’une femme qui se réapproprie son corps en luttant pour garder sa terre. La bataille juridique qu’elle mène n’est pas une bataille idéologique à la Greta Thunberg, mais une lutte presque viscérale, de l’ordre de la réparation. Anna n’est pas une intellectuelle. Le film retrace avant tout un parcours personnel, très intime, même s’il s’inscrit aussi dans des valeurs que nous percevons comme écologiques.
Quel est votre rapport à cette culture paysanne ?
À Palerme, après une projection, quelqu’un de ma famille m’a rappelé des choses que j’avais presque oubliées. Enfant, je passais l’été à la campagne, dans un petit village de Sicile, chez mon grand-père. Donc j’ai dû développer un rapport à la terre et aux animaux dont il doit rester des traces… Mais plus consciemment, Rose et moi nous sommes longuement préparés au tournage. Pendant deux mois, nous avons vécu dans cette ferme. Nous allions nourrir les chèvres chaque matin à six heures, afin qu’elles s’habituent à nous. Avec le chef opérateur Giovanni Lorusso, nous avons aussi eu un long travail préparatoire, notamment sur le cadrage. Mais quand on vient comme moi du documentaire, les choix instinctifs prennent parfois le dessus et bouleversent tous les plans.
Entre autres, vous faites peu de champs contrechamps.
Oui, la mise en scène épouse souvent le regard d’Anna, le rythme de son corps, de sa respiration, de son angoisse. Les mouvements de caméra sont nerveux, instables, à son image. J’ai voulu une photo brute, non édulcorée, âpre comme la terre de Sardaigne, et comme la personnalité d’Anna. Je crois que rien n’est lisse dans le film. En ce qui concerne les chèvres, ce sont des animaux particulièrement indociles ! La mise en scène a dû s’adapter à elles, avec une démarche presque néoréaliste. L’aspect documentaire du film provient aussi de notre longue immersion.
Comment avez-vous rencontré Rose Aste ?
Je cherchais une actrice qui parle le dialecte sarde. Le casting a été très long. J’avais rencontré des actrices intéressantes, mais Rose incarne toutes les facettes d’Anna, son côté paysan, rugueux, brut, mais aussi une forme de douceur et de sensualité. Elle n’obéit pas aux stéréotypes de la paysanne. Au casting, je commence toujours par les scènes les plus compliquées. Et j’ai vu qu’elle pouvait parfaitement incarner le personnage. Nous avons fait beaucoup de répétitions pour conserver sa spontanéité, et que la caméra soit au service de son jeu d’actrice. Nous avons eu la chance de disposer de beaucoup de temps de préparation. La ferme était notre studio ! [rires] Giovanni, Rose, les chèvres et moi avons créé cette complicité, et au moment du tournage, nous étions déjà chez nous !
C’est un vrai défi de filmer un personnage si fermé…
Le défi était aussi de ne pas la figer dans un statut de victime. La scène de sexe qui ouvre le film est là pour casser ce stéréotype, et le public sarde y a été sensible. Anna a subi la violence, mais c’est une femme puissante, qui peut avoir des aventures sexuelles, se déchaîner dans une boîte de nuit, etc. Ces contradictions font partie de la vie et particulièrement de la sienne.
Comment est né le personnage de l’avocat Caredda, joué par Marco Zucca ?
La plupart des acteurs du film viennent du théâtre. Ce sont des acteurs sardes, qui parlent le dialecte, ce qui était indispensable. Marco avait déjà joué dans un film, et pour moi il incarne une forme de masculinité différente, a contrario de celle de l’homme alpha, qui met en avant la force, la violence, l’arrogance, etc. Cet homme-là est différent de tous les hommes qui entourent Anna et qu’elle a rencontré jusque-là et c’est ce qui va la faire vaciller.
« Anna » est un film de peu de dialogues. Dès les premières séquences, vous travaillez le genre du survival, ce sentiment de menace sourde, dès l’incursion nocturne du sanglier.
C’est vrai et pourtant nous avons beaucoup travaillé sur le son ! Il y a très peu de musique, à part celle, diégétique, de la discothèque. J’espère que l’environnement sonore contribue à plonger le spectateur dans le monde d’Anna : d’abord, le silence réparateur, puis l’invasion de ces monstres mécaniques qui détruisent son équilibre.
Peut-on parler de l’autre personnage essentiel du film, la Sardaigne ?
Les Sardes ont un orgueil, un sens de l’honneur encore très fort. L’histoire dont s’inspire le film se passe en Sardaigne, et je ne sais pas si elle aurait pu avoir lieu ailleurs. C’est un littoral encore très sauvage. Les côtes ont été protégées comme nulle part ailleurs en Italie, ni même en Europe.
Le premier signal de l’invasion est cette statue immense de la Vierge qui passe en hélicoptère sur la ferme d’Anna, comme un ange fellinien…
Ah la Vierge ! C’est l’hypocrisie récurrente de beaucoup de criminels qui se donnent une façade religieuse, comme les mafieux siciliens qui se disent catholiques et pratiquants.
On ne sait pas exactement à quelle époque se déroule le film, mais est-ce important ?
Malheureusement c’est intemporel, des promoteurs immobiliers continuent à opérer illégalement. L’histoire dont je m’inspire s’est déroulée exactement comme dans le film, avec la complicité de l’administration et du gouvernement. La menace n’est pas finie, des groupes hôteliers tenteront encore de bétoniser la côte et des habitants devront encore se battre… mais jusqu’à quand ?