Dans votre dernier film, Ginger et Fred, il y a une confrontation entre la télévision privée et le cinéma. Je voudrais savoir pourquoi vous en avez contre la télévision privée.
Je n’ai rien contre la télévision privée ; j’en ai contre certains programmes des télévisions privées. Je suis un cinéaste et je m’exprime par le cinéma, en faisant des films. Et, évidemment, je ne peux pas être content de voir mes films constamment interrompus par des tranches de salami, des fromages, des bas, des désodorisants… Donc, la chose m’a indigné et j’en ai pris prétexte pour faire un film, qui n’est pas un film contre la télévision. Mais c’est un film qui cherche à raconter la société d’aujourd’hui, le monde dans lequel nous vivons et ce qui s’y passe. Ce n’est donc pas un film contre quelque chose. C’est plutôt un film en faveur de quelque chose, c’est-à-dire en faveur du respect de l’homme, de la gentillesse, de la courtoisie, des sentiments et aussi de la tradition. Donc, mon film est une histoire d’amour qui cherche à montrer les côtés les plus impolis, les plus grossiers, les plus désagréables, les plus inquiétants que la vie de chaque jour nous fait voir continuellement d’une manière parfois si décourageante.
Pourquoi avez-vous mis quinze ans avant de remettre Giulietta Masina à l’écran ? Est-ce que c’est elle qui refusait vos rôles ou vous qui ne lui offriez pas de rôles ?
Elle coûte trop cher ! Mes films sont de petits films et je ne peux pas avoir de grande vedette. Non ! Pour moi, Giulietta est une très bonne actrice. Elle pourrait tenir plusieurs rôles. Mais je suis déterminé à la voir d’une certaine façon : c’est une femme clown. Sa qualité d’actrice la meilleure, c’est son expressivité mimique. Il faut donc que j’aie l’inspiration, ou la chance, ou l’opportunité d’un nouveau personnage qui ne répétera pas les autres.
Elle est peut-être difficile à diriger ? On dit – je ne sais pas si c’est un mythe ou une réalité – mais on dit que vous traitez les acteurs en marionnettes. Est-ce vrai ? Si ce n’est pas vrai, quelle est la réalité ?
Dire que les acteurs sont des marionnettes, c’est un compliment. (rires) C’est une petite blague. Mais je crois avoir toujours eu un bon rapport avec les acteurs, parce que j’aime les acteurs.
Je veux dire que j’ai un excellent rapport avec eux, mais ce n’est pas parce que je les traite comme des marionnettes. Je ne crois pas qu’un acteur soit au courant de tout ce que je pense moi-même de ce que doit être son personnage. C’est pourquoi j’ai une plus grande sympathie pour ce genre d’acteur qui n’interfère pas dans la création du personnage. Je répète que j’ai toujours eu un excellent rapport avec les acteurs. Déjà enfant, je les considérais comme des êtres semi-divins.
La première fois que j’ai vu des acteurs de théâtre sur la scène, vêtus et maquillés, et qui racontaient des histoires d’amour ou des drames, et qu’à la fin un grand rideau de velours les faisait disparaître, je ne réussissais pas à comprendre où ils s’en allaient. Comme je n’arrivais pas à comprendre, plus tard, quand je suis allé au cinéma, où aboutissaient ces têtes énormes, ces belles lèvres et ces grands yeux… À la fin, on allumait la lumière et il n’y avait plus rien.
Donc, il m’est resté comme un complexe d’admiration envers l’acteur, parce que je le crois capable de vivre une autre dimension. Mais au-delà de ces balivernes plus ou moins littéraires, j’ai de la sympathie pour les acteurs pour une raison plus fondamentale encore. L’acteur me permet de rendre vivant le personnage qui habitait dans ma tête comme un fantôme, tandis que j’imaginais une histoire.
Je voyais des personnages, je vivais avec eux des mois et des mois, écrivant la mise en scène. Ils étaient convaincants, ces personnages ; je les aimais, mais vraiment où vivaient-ils ? Dans mon imagination. Et voici que soudain l’acteur lui donne un visage, il prend une voix et donc il est vivant. Cela m’oblige à une reconnaissance totale envers l’acteur.
Mes rapports avec l’acteur sont faits d’admiration et de reconnaissance. Car ils concrétisent mes phantasmes. Et je travaille avec eux merveilleusement. Je suis un montreur de marionnettes, et le montreur de marionnettes et les marionnettes doivent vivre ensemble heureux, comme faisaient les marionnettes qui vivaient dans la boutique de Pinocchio.
Je voudrais vous demander d’où vous prenez votre inspiration pour vos films ? Est-ce que madame Masina vous inspire ?
Oui, évidemment. Je n’aurais jamais fait La Strada, Les Nuits de Cabiria, Juliette des Esprits et même Ginger & Fred… Elle est une vraie inspiration de ces films, car j’ai pensé, j’ai écrit ces films parce que je suis habité par sa figure, par son image. Pour ça, elle est la véritable inspiratrice des films que j’ai tournés avec elle.
D’après vous, quel est le rôle du cinéma ? Que pensez-vous du cinéma contemporain ?
Le rôle du cinéma, c’est un rôle culturel, comme la bonne littérature a aussi un rôle culturel, celui d’améliorer et de nourrir l’esprit. Je crois que ceci est la voie royale du cinéma : créer une culture, donner de la nourriture aux personnes. Cela peut se faire aussi par le divertissement.
Mais le bon cinéma, c’est aussi quelque chose qui parle le langage universel, qui parle de l’histoire de l’humanité et du mystère de la vie. Je pense qu’un bon film peut soulager notre désespoir, notre solitude. Un bon film peut être un véritable ami, comme un bon livre ou comme toute forme d’expression artistique.
Et le rôle du cinéma contemporain ?
C’est presque impossible de répondre à cette question. Qu’est-ce que c’est le cinéma contemporain ? De quel pays ? De quel metteur en scène ? Le cinéma contemporain, je crois qu’il doit être toujours plus beau que par le passé, toujours plus ambitieux, parce que l’image est devenue omniprésente.
Nous sommes entourés, bombardés d’images. Nous avons non seulement les films, mais aussi la télévision et les cassettes. Nous avons donc besoin de beaucoup plus de bons films, de beaucoup plus de bonnes histoires, de beaucoup plus de bons auteurs et de bons réalisateurs de films. Plus que dans le passé.
Je ne pense pas que nous puissions agir, vivre ou avancer sans ces continuels bombardements d’images. Nous mangeons des images : nos yeux, notre cerveau, notre sang, notre corps sont à toute minute touchés par des images.
Nous ne voyons plus la réalité elle-même, mais nous voyons la réalité à travers des images. Nous avons créé une telle dépendance par rapport aux images, qu’il est extrêmement important d’inventer de belles images, de raconter de bonnes histoires, d’avoir la volonté les uns envers les autres d’utiliser cette nouvelle sorte de réalité, qui est la réalité du film, la réalité des images… et qui est devenue plus importante que la réalité comme nous la connaissions autrefois.
De tous les films que vous avez tournés, lequel vous tient le plus à cœur ? Quel est celui que vous préférez ?
En fait, celui qui me tient à cœur et non celui que je considère le meilleur. Cela est presque impossible. D’abord parce que je ne les ai presque plus revus. Il me manque donc ce recul qui permet un regard objectif. Voyons un peu.
Certainement La Strada. Dans ma mémoire, c’est un film dont je me souviens avec sympathie. Et I Vitelloni aussi. La Dolce vita, Huit et demi, Amarcord, Casanova, Ginger et Fred. Je ne saurais choisir. Mais je suis en train de m’amuser pour éluder la question.
Si je dois n’en nommer qu’un, je dirais Huit et demi.
Un film autobiographique ?
Mais tout ce que nous faisons est autobiographique. Ce n’est pas autobiographique dans le sens anecdotique. Mais c’est autobiographique comme tous les autres. Même Ginger et Fred est très autobiographique.
C’est l’autobiographie de mes ressentiments, de mes nostalgies, de mes inquiétudes, de mes désespoirs, de mon besoin de rêver. Tout est autobiographie.
C’est presque impossible de sortir de notre vie. La vie, c’est seulement la mémoire que nous avons de la vie. Les mémoires sont les résumés de la vie. Et la mémoire, c’est le fondement de la création d’un rêve.