Comment et quand est né le projet de faire le film ?
C’est une longue histoire. Il y a une vingtaine d’années, j’avais commencé la réalisation d’un film avec la psychanalyste Elsa Cayat, qui deviendra ensuite chroniqueuse à Charlie, et périra dans l’attentat du 7 janvier 2015. Mais il s’agissait d’un film autour de la fascination de la prostitution. Vers 2018, mon producteur Philippe Bouychou, m’a convaincu de me replonger dans ces heures de rushes qui dormaient dans ma cave.
En revoyant les cassettes, je me suis rendu compte qu’il y avait dans le discours d’Elsa, beaucoup de choses qui résonnaient aujourd’hui encore en moi, et qui allaient bien au-delà de la prostitution. Des relations commençaient à se tisser, entre des univers à priori totalement différents : quand j’ai connu Elsa, j’étais fasciné par l’image de la prostituée… et mes amis ont été tués, pour des images intolérables aux yeux de certains. Je sentais qu’il y avait des enjeux là-dessous liés au pouvoir du sexe, de la religion, et des images. Pour démêler ce sac de nœuds, j’ai décidé de reprendre cette quête intime en compagnie du psychanalyste Yann Diener, qui écrit aujourd’hui la chronique de psychanalyse dans Charlie.
Comment as-tu conçu le film ?
L’idée était de le construire sous forme de journal intime. Les images tournées à un moment donné, déterminent les séquences ultérieures. Le scénario ne pouvait donc pas être complètement écrit d’avance. Quand nous avons lancé un crowdfunding pour financer les débuts de la production, j’avais précisé : « je ne sais pas où je vais aller avec ce film, mais est-ce que vous voulez m’accompagner ? ». Eh bien, il y a quand même eu un millier de personnes qui m’ont suivi, je ne les remercierai jamais assez ! Ce cheminement m’a conduit à rencontrer différentes personnes, guidé par les réminiscences des paroles d’Elsa, et les rencontres actuelles avec Yann Diener, comme fil conducteur. Ce film n’est évidemment pas une psychanalyse, mais il y a dedans quelque chose d’une psychanalyse. Par exemple, il y a de vraies prises de conscience devant la caméra. Il s’est écoulé plus de vingt ans entre les premières images tournées avec Elsa, et les dernières séquences. Mais la durée fait aussi partie aussi et comme me l’a dit un jour Yann Diener, en plaisantant à moitié, « il y a des psychanalyses qui durent plus longtemps ».
Peut-on dire que dans le film, il y a un humour Charlie ?
Beaucoup de gens, parmi ceux qui ne le lisent pas, se font une idée un peu fausse
de l’ « humour Charlie ». On imagine généralement des dessins plus ou moins graveleux.
Charlie n’est pas seulement ça. Pour moi, l’essentiel est de traiter de sujets profonds avec légèreté, de choses très sérieuses, sans se prendre au sérieux. En ce sens oui, il y a un humour Charlie dans mon film. Mais je me sens aussi beaucoup d’affinités avec les comédies italiennes, où l’on parle souvent de sexe et 5 de religion, qui sont des thèmes éminemment graves dans le fond, mais toujours avec dérision.
Peux-tu nous parler de ton parcours au sein de Charlie ?
Cela remonte à mon enfance. Charlie est le premier journal que j’ai lu, car mes sœurs l’amenaient à la maison. Mes sœurs qui, d’ailleurs, apparaissent dans le film. De plus, le créateur de Charlie était Cavanna, un Rital comme moi, et c’était une affinité supplémentaire. Cela renvoie aussi au poids de la religion. À l’époque, je lisais Charlie, comme Hara Kiri, surtout pour les dessins sexuels, qui alors scandalisaient. Aujourd’hui, ce sont les images religieuses qui condamnent à mort.
Il y a des relations entre ces deux dimensions et mon histoire avec Charlie.
Il ne reste aujourd’hui plus d’anciens membres de ce Charlie des années 1970, à part Willem (qui fait l’objet d’une très séquence émouvante dans le film), soit qu’ils ont été tués dans l’attentat, soit qu’ils sont morts avant, comme Gébé ou
Cavanna. J’ai aujourd’hui l’âge qu’ils avaient quand je les ai découverts, étant enfant. Pour moi, Charlie est une affaire de famille, et c’est ce que j’ai voulu dire aussi dans ce film.
Dans le film, nous retrouvons Elsa Cayat, une des victimes du 7 janvier 2015 à Charlie. Peux-tu nous raconter votre complicité et vos projets communs ?
J’avais rencontré Elsa au début des années 2000, alors que je voulais faire un film avec une prostituée. Nous avions formé un étonnant trio : l’homme, la prostituée, la psychanalyste. Ce film n’a jamais vu le jour. Mais avec Elsa, nous avons publié un livre d’entretiens « Le désir et la putain », chez Albin Michel. A partir de la figure de la prostituée, nous avons tenté de démêler beaucoup de fils autour de la sexualité, et notamment, ses rapports avec la religion. C’est aujourd’hui un tout autre film, qui n’a plus rien à voir avec ces questions. C’est aussi un hommage à Elsa, même si ce n’est pas un film « sur » Elsa, mais un film « avec » Elsa. Et je suis sûr qu’il lui aurait plu. Par son côté baroque, non conventionnel, comme elle l’était elle-même.
Le massacre de Charlie va bientôt avoir 10 ans. Quel est ton sentiment sur ces 10 années écoulées depuis le drame ?
En janvier 2015, quasiment toute la planète clamait « Je suis Charlie ». Et aujourd’hui, on voit beaucoup de gens qui l’étaient à l’époque, dire qu’ils ne sont plus du tout Charlie. Sans parler des jeunes, qui étaient alors enfants, et qui voient ça comme de l’histoire ancienne.
On peut évidemment ne pas aimer Charlie, pour un tas de raisons différentes. Mais être Charlie, c’est brandir le droit républicain d’être athée et de blasphémer.
Perpétuer cet esprit chaque semaine, est une façon de faire vivre nos amis assassinés, et de ne pas abandonner les idées pour lesquelles ils sont morts.
Quelles sont les valeurs que tu aimerais faire émerger grâce à ton film ?
Ce que j’ai voulu explorer à travers ce film, c’est une façon intime d’être Charlie, qui va au-delà de la liberté d’expression. « On croit que les clés de la liberté elle sont en l’autre, mais elles sont en soi », disait souvent Elsa. On a tous en nous, des images mentales dont on n’a pas forcément conscience, et qui nous emprisonnent, qu’elles renvoient à la religion, au sexe, ou autre chose… Être iconoclaste, c’est déboulonner ces idoles intérieures qui nous empêchent de vivre.
À chacun de trouver les siennes pour s’en libérer.