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Un groupe d’amis de longue date se réunit régulièrement sur la terrasse d’un appartement romain. Membres de l’intelligentsia, ces quinquagénaires traversent chacun une crise. Il y a là Mario, député communiste mis à l’écart, épris de Giovanna, l’épouse d’un publicitaire, Enrico, scénariste de comédies en panne d’inspiration, Amedeo, producteur complexé par son inculture et Luigi, journaliste et éditeur, obsédé par le départ de sa femme.
1980
Ettore SCOLA
Agenore INCROCCI, Furio SCARPELLI, Ettore SCOLA
Ugo TOGNAZZI, Vittorio GASSMAN, Jean-Louis TRINTIGNANT
2h34 – Couleur – Dolby Digital 5.1
4 Septembre 2024
La Terrasse est une comédie italienne à sketches avec Tognazzi. Gassman, Mastroianni… « Un film révolutionnaire, quoi ! », dira-t-on, pour reprendre la réplique d’un des invités sur « la terrasse ».
Eh bien oui, malgré les apparences, ou à cause d’elles, La Terrasse est d’une certaine façon révolutionnaire, car il est rare de voir un cinéaste comme Ettore Scola, qui a bâti sa renommée avec quelques très grands succès à la fois publics et critiques, renoncer aussi complètement à toute facilité pour imposer la dureté de son regard.
Mais cette dureté n’a plus grand chose à voir avec l’habituelle satire aigre-douce de la « comédie italienne » comme genre consacré, qui a pu donner ces derniers temps des signes d’épuisement (voir par exemple ce que Mireille Amiel pense du dernier film de Dino Risi Je suis photogénique, in Cinéma n°262). Au contraire, en réutilisant méticuleusement tous les codes du genre, Scola cherche visiblement à le dénoncer et y parvient.
Mais ce projet l’oblige à réaliser un film fort long et bavard, parfois monotone, nous verrons pourquoi tout à l’heure, un film dont le public risque très vite de se sentir exclu, pour deux raisons. D’une part, Scola n’utilise des vedettes très populaires que pour leur donner des contre-emplois ; et le rapprochement de ces cinq hommes qui ont tous tenu dans leur passé les rôles les plus pétulants, aujourd’hui vieillis, grisonnants, inquiets. souligne cruellement le ridicule de cette vieille garde qui n’arrive pas à prendre sa retraite. Tous les admirateurs de ces grands acteurs trouveront ce « détournement » très pénible par moments.
D’autre part, l’auteur d’Affreux, sales et méchants et d’Une journée particulière change de sujet d’observation : il se penche sur un milieu d’intellectuels dits « de gauche », tous préoccupés de culture à divers degrés : scénaristes, producteurs, journalistes, critiques… Mais la structure du film et la mise en scène font que ce milieu, ouvert pourtant vers l’extérieur par sa vocation culturelle, apparaît en fait très fermé, comme prisonnier de lui-même, ce qui hâte sa crise et sa décomposition : symbole de l’espace à la fois clos et ouvert de la terrasse, sur laquelle ils se réunissent pour des soirées mondaines où leur vide intérieur se fait encore plus angoissant.
Tout le film est d’ailleurs étroitement contenu entre les plans d’ouverture et de clôture de la terrasse, sorte de lieu rituel réservé à une secte d’initiés, et qui semble poursuivre les personnages, même au cours des épisodes individuels.
Voilà qui – a priori – devrait faire de La Terrasse un film impopulaire au sens le plus strict du terme : et peut-être Scola l’a t-il voulu ainsi, car il traduit ainsi, par la forme même de son film, la rupture qui existe dans la société italienne – entre autres – entre les intellectuels et le peuple, rupture qui est, de l’aveu de Scola, une des raisons profondes de la crise traversée actuellement par ces intellectuels.
Scola ne cherche pas davantage à plaire à ceux qui vont le juger, aux critiques ; bien au contraire, voudrait-il se les mettre tous à dos qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Ils se reconnaîtront bien, les critiques expérimentés qui font et défont les destinées des films depuis maintes années, dans ces ouvriers de la culture vieillissants et pleins de doutes quant à ce qu’ils ont fait au juste au cours de leur existence. Mais toute vérité n’est pas bonne à dire. Et il est probable que critiques et intellectuels en général, repoussant l’image qui leur est donnée d’eux-mêmes, refuseront de se sentir « concernés » par ce film.
Et puis, raconter une crise, ce n’est pas raconter une histoire : ce sont des petits détails accumulés, des sentiments, des discours, des méandres à l’intérieur du récit et des personnages, pour lesquels Scola prend son temps, beaucoup de temps, même si les histoires des cinq hommes choisis se ressemblent au fond énormément, ayant pour dénominateur commun la vieillesse, l’angoisse, l’insatisfaction … Deux heures quarante de film. Mais Scola a joué consciemment la carte de la longueur, quel que soit le danger qu’elle présente.
Ainsi débarrassé de toutes les concessions, La Terrasse se dessine dans sa pureté, son honnêteté qui fait un peu peur, parce qu’elle tourne si vite à l’accusation, malgré qu’en ait Scola lui-même : La Terrasse n’est pourtant pas, tant s’en faut, un simple réquisitoire contre les erreurs commises par les intellectuels. La condamnation est là, certes, mais pas envahissante, et ne fait que sous-tendre le film de cette épaisseur morale à laquelle on reconnaît tous les grands auteurs italiens (jusqu’au Fellini de La Cité des femmes, quoiqu’on en pense par ailleurs), de tous temps investis de la mission douloureuse qui consiste à éveiller les consciences en mettant le doigt sur les plaies ouvertes.
Du reste, le constat établi par Scola sur la décadence de la couche sociale qu’il décrit ne s’élabore pas par des phrases, mais par des voies purement cinématographiques. Son moyen essentiel, comme nous l’avons signalé, est de tourner en dérision le modèle traditionnel de la comédie italienne qui, en systématisant sa critique ironique de la société, a perdu son authenticité et sa vocation ; l’exemple de cette dégradation étant le film que prépare le producteur Amedeo (Ugo Tognazzi), film à sketches ne prenant aucun risque quant aux vedettes – Sordi et… Tognazzi entre autres –, tirant à boulets rouges sur un vice de notre société, le nouveau conformisme, et devant s’intituler « les Nouveaux tabous » (on ne peut s’empêcher de penser aux Nouveaux monstres, auquel a participé Scola, qui ne se défend pas d’avoir contribué à faire de la comédie italienne ce qu’elle est devenue).
« Les Nouveaux tabous », avec lequel Amedeo entend d’abord faire rire à tout prix, est le type même du film à ne plus faire : il ne suffit plus de faire rire, et ce n’est pas un hasard si le scénariste Enrico (Jean-Louis Trintignant) ne parvient pas à écrire le scénario de ce film.
Scola reprend donc la forme la plus courante de ce genre de comédies, les sketches, mais en les transformant radicalement ; au lieu de se réduire à une série d’histoires réunies artificiellement par un thème, les sketches ne sont ici que des incursions dans la vie de cinq personnages se trouvant sur la terrasse, comme des prolongements de ces soirées dans leur vie diurne, et la terrasse reste en fait, non pas le prétexte, mais le lieu central auquel revient sans cesse la caméra, guetteuse, fouineuse, se promenant entre les invités pour saisir leurs actes et leurs paroles sous tous les angles, et nous fournissant peu à peu avec une incroyable habileté toutes les pièces du puzzle.
Scola en arrive ainsi, par la seule mise en scène des soirées sur la terrasse, à faire évoluer et se croiser les personnages dans un ballet d’une totale perfection : chaque personnage se définit progressivement tout en aidant à la définition des autres, et, d’autre part, chaque sketch nous fait voir d’un œil neuf ce qui se passe sur la terrasse : au moment où la caméra quitte définitivement la terrasse, tous les masques sont tombés.
Il faudrait beaucoup plus de place que celle dont nous disposons ici pour analyser l’énorme travail de mise en scène de Scola et la minutie du scénario qu’il a élaboré avec Age et Scarpelli (encore deux « vieux de la vieille » qui ont vu naître la comédie italienne). Mais cela nous interdirait de donner les éloges qu’ils méritent aux cinq portraits d’hommes que nous permettent de découvrir les échappées hors de la terrasse.
Car c’est sans aucun doute par là que Scola réussit encore le mieux son « constat », qui, du coup, n’en est plus un : le vieillissement et l’insatisfaction de ces « hommes de culture » – même Amedeo, l’ignorant, œuvre pour la culture – ne pouvaient être mieux évoqués que par ces cinq hommes pitoyables, se raccrochant dans leur détresse à la femme ou au métier qui leur échappent, arrivés à un tel point d’angoisse et de doute qu’ils ne peuvent plus créer, qu’ils ne peuvent plus seulement aimer.
Sergio (Serge Reggiani) est celui qui va le plus loin en s’effaçant volontairement d’une société qui le repousse : mais tous sont aussi poignants dans leur désir désespéré d’agir pendant qu’il en est encore temps, alors que leurs espoirs sont rendus vains par un avenir trop court, un passé dont ils n’ont rien fait.
Les cinq grands acteurs employés dans ces rôles sont ici meilleurs qu’ils n’ont jamais été, peut-être parce que Scola a touché en eux le point sensible. En plus, le réalisateur a eu la finesse de les diriger chacun dans leur registre habituel : Tognazzi plastronnant, Trintignant halluciné. Mastroianni hésitant… A cela près que ces « attributions » n’apparaissent plus comme telles, mais comme correspondant à la vérité des acteurs, ce qui les rend encore bien plus pathétiques.
Scola a beau répéter dans ses déclarations que ses personnages sont « emblématiques », ils n’en restent pas moins terriblement émouvants au niveau des aventures individuelles qu’ils vivent, parce que Scola met trop de chaleur et d’amour dans sa direction pour ne créer que des symboles.
Et puis, il y a l’humour, dont Scola ne se départ pas ici, car il peut seul faire passer un sujet aussi grave, l’humour qui remet les choses à leur juste place, en évitant que La Terrasse ne tourne à la tragédie : après tout, rien n’est perdu, et malgré l’orage d’automne de la fin, tout se termine… par des chansons. Tout intransigeant que paraisse le parti cinématographique choisi dans La Terrasse, Scola reste un cinéaste attentif aux hommes, se mettant avec sollicitude et talent à l’écoute de leurs sentiments les plus intimes, comme il est à l’écoute de la société dans laquelle il vit.
Jacqueline Nacache, Cinéma, n°264, décembre 1980