L’Effet Bahamas révèle le drame d’une disparition à l’œuvre, celle d’une caisse mutualiste, l’Assurance chômage. Lourdement endettée, elle semble pousser ses derniers soubresauts, victime d’un trop grand nombre de chômeurs. Pourtant, elle n’a jamais été autant nécessaire à la population frappée par une précarité grandissante. Et si la disparition de la caisse sociale était une destruction programmée ? À travers une enquête improbable que je mène sur l’histoire et le fonctionnement de la caisse, l’Effet Bahamas fait le récit d’un étrange renversement des causes.
2024
Hélène CROUZILLAT
Hélène CROUZILLAT
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1H35 – Couleur – Dolby Digital 5.1
11 Septembre 2024
— Ce film traverse une longue lutte politique, citoyenne et juridique, sur plusieurs années, qui n’est par ailleurs pas terminée. Peux-tu nous expliquer comment tu t’es emparée de ce sujet?
J’ai commencé à filmer en 2016 à une époque où l’on occupait la rue contre la loi Travail, pendant que d’autres, Medef en tête, détricotaient discrètement les droits au chômage des salariés les plus précaires, ceux qui travaillent en CDD, ou qui ne trouvent que quelques heures par mois à se faire embaucher. Il faut bien comprendre que chômage et travail sont les deux facettes d’un même système; en grignotant les droits au chômage, on attaque directement les droits des salariés.
Or, la bataille pour les droits au chômage ne lève pas les foules, loin s’en faut. Dans l’imaginaire collectif, le chômage fait peur, il y a une forte culpabilité dans le fait d’en être victime, cette culpabilité nous impose une forme de paralysie et contribue sans doute à la difficulté de défendre nos droits, de surcroît, d’en gagner de nouveaux.
La première chose qui frappe quand on met le nez dans l’Assurance chômage, c’est l’incroyable technicité qui régit ces droits, et nous écarte des enjeux qui pourtant nous concernent directement. Le fonctionnement de la caisse relève de mécanismes macro-économiques, ses acteurs sont méconnus, son langage est compliqué et les informations essentielles sont difficiles à transmettre; au point que même les connaisseurs, en dehors du cercle direct, se font rares. Je voyais bien que la technicité réglementaire et la complexité financière participaient à leur juste place, d’un processus de dépossession. Je me suis donc emparée de ce sujet pour en donner l’accès à d’autres. Je tenais à raconter comment tout cela marche, qui en sont les acteurs et quel imaginaire ils convoquent. Il m’a fallu ensuite trouver une forme à contrepied de l’aridité du sujet. Ce n’était pas une mince affaire, l’entreprise était risquée, le sujet, polémique, peu traité, alors que si on regarde bien, il est de tout temps traversé par une forte actualité. Je suis d’abord partie de questions simples : pourquoi la caisse est-elle endettée? Pourquoi fait-elle l’objet d’une réforme structurelle? À quoi sert cette caisse si elle indemnise si peu et si mal les chômeurs?
Pourquoi sa gestion n’est-elle pas démocratique, alors qu’elle concerne des millions de gens ? En fait, c’est devenu crucial pour moi, de faire entendre au monde du travail, que le droit au chômage et la caisse d’Assurance chômage sont non seulement une arme qui nous protège des vicissitudes du marché du travail, mais qu’ils ouvrent la liberté incroyable de choisir ce que l’on veut produire, comment on doit le produire et avec qui; et puis, pourquoi pas de décider du montant de notre salaire, de nos conditions et de notre temps de travail.
Pourquoi as-tu décidé de te filmer en train d’enquêter?
J’ai choisi de me mettre en scène dans l’expérience à laquelle je me confronte, c’est-à-dire dans l’épreuve de construire un récit sur l’Assurance chômage. Dans le réel comme dans le film, je suis aux prises avec ma propre émancipation, la filmer est une façon de désacraliser l’institution et de peut-être donner à d’autres l’envie de questionner leur monde. Et puis, je suis partie de la conviction que partager ma subjectivité, une certaine vulnérabilité, de l’humour n’est en rien contradictoire avec le sérieux de l’entreprise, ni même avec mon désir de tenir le spectateur par la main ou de prendre position.
À cet égard, j’assume le point de vue situé qu’adopte le récit. On oppose souvent le point de vue situé, qualifié de fragmentaire au point de vue englobant. Pour moi, un point de vue situé, c’est un point de vue sur le tout. Et le tout dans ce film, c’est un ensemble d’indices qui marchent ensemble à la manière d’un puzzle, ainsi qu’un ensemble de subjectivités. Je pense ici aux protagonistes du film, qui plus que de simples témoins ou analystes, sont impliqués et offrent une parole précieuse, très compréhensible, qu’on n’entend jamais.
— Le tableau d’enquête est la pièce nodale du film, à travers lequel la narration s’éclaircit, se confirme, et à partir duquel elle repart, poursuit l’investigation. Comment cette idée s’est imposée à toi et comment as-tu travaillé à sa construction?
L’un des enjeux était de proposer au spectateur de la lisibilité, à poser des notions, des éléments incontestables (faits et chiffres) et trouver une façon de faire qui pallie le manque de représentation d’un système qui ne se laisse pas voir. J’ai choisi de partager mon propre chemin d’appropriation en m’écartant autant que possible du langage de l’institution comme de son esthétique, lesquels envahissaient mon imaginaire à mesure que je m’y plongeais.
Au moment du tournage, j’ai tenu à filmer le tableau d’enquête pendant que je le fabriquais, persuadée qu’en surmontant cette difficulté initiale de faire image, il me réserverait des trouvailles. La plus grande découverte fut, sans aucun doute, que ce tableau devenait un espace de combat.
Pour revenir à la question «comment j’ai travaillé cette construction?», je répondrai : en jouant. Pendant des mois, j’ai lu des rapports, des analyses financières, des infographies, des articles, fait des tableaux excel et avalé des tas d’acronymes et de chiffres. Et c’est le CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi) qui m’a porté le coup de grâce! Je faisais des tentatives pour raconter son fonctionnement, désespérée d’y parvenir et pour me détendre, je me suis mise à composer une forêt des Bahamas avec des motifs de chemises hawaïennes. À partir de là, le registre d’images a pris forme comme la composition des espaces. Et puis, la fragilité du matériau (en grande partie du papier) ou la simplicité des gestes (couper, coller, tirer, déplacer) sont devenus de véritables espaces de liberté.
La construction du tableau d’enquête m’a permis de jouer avec le monde de l’Assurance chômage alors que d’ordinaire, c’est lui qui joue avec moi. Il me maquille en numéro d’allocataire, en %, en demandeur, en portefeuille et en fraudeur au point que je n’en reconnais plus mon propre visage.
— Peux-tu nous en dire plus sur ce personnage au mégaphone? Comment t’es venue cette idée qui déplace la tonalité du film?
Il y a une immense fiction dans les discours sur les chômeurs qui consiste à les faire passer pour des «assistés» ou des «profiteurs». C’est ça l’Effet Bahamas, un phénomène imaginaire qui dicte des discours, lesquels dictent une politique sociale. Il me fallait donc mettre en scène ces discours stigmatisants de la manière dont je les entendais, tels une rumeur entêtante et habituelle, celle des plateaux tv et radio par exemple, où mensonges et contrevérités s’accumulent.
Le personnage de la Rumeur incarne ces propos devant les lieux de décision et donne ainsi une place dans le film à la dynamique et au poids de ces discours. Emilien Leroy, musicien performer, s’est emparé de la proposition en utilisant la technique du Cut-up, inventée par l’artiste Brion Gysin et expérimentée par l’écrivain William S. Burroughs, en construisant son personnage et en composant différents «morceaux» dédiés. Au tournage, nous avions pour ambition que la Rumeur provoque des réactions, une façon de jouer avec ce réel métaphorique que nous filmions. Nous avons à l’occasion mesuré in vivo le pouvoir du Medef (qui n’avait rien d’une métaphore mais plutôt d’un contrefort), protégé en permanence par des policiers en civils, qui n’ont pas hésité à nous faire suivre dans les rues de Paris, en voiture banalisée.
— Le tournage s’est étalé sur six années, comment as-tu travaillé au montage avec une matière certainement très dense?
Marie Tavernier, la monteuse du film, a été présente dès le début du projet. Il arrivait qu’elle visionne des images à des moments clés, ou qu’elle lise des versions écrites du projet. Je cherchais alors beaucoup le dispositif, et c’est véritablement dans la rencontre en 2019 avec Loïs Rocque, le producteur, que j’ai assis l’écriture du film. De cette dernière phase d’écriture est née de nouveaux tournages qui forment le socle actuel du film. Ainsi quand nous sommes entrées en montage, Marie avait une bonne connaissance de l’ensemble des rushes, et parce que le film était très écrit, nous avons vite sélectionné la matière dont nous avions besoin. L’épreuve, passionnante, a davantage été d’articuler cette matière et ses différents registres, pour en extraire une portée signifiante
— L’assurance chômage, peux-tu nous dire ce qu’il en est aujourd’hui? La lutte est-elle terminée? Les partenaires sociaux sont-ils toujours aux aguets? Le gouvernement a-t-il prévu d’autres réformes à venir ces prochains mois?
France Travail a vu le jour officiellement au 1er janvier 2024, sous l’égide du contrôle des bénéficiaires, de la réorganisation des services, et de la transformation du financement du chômage comme celui de l’Assistance Sociale. L’ensemble justifie sans doute la radiation de milliers de chômeurs, l’obligation de travailler pour les personnes bénéficiant du RSA, les centaines de millions d’euros de prestations informatiques ou d’accompagnement des bénéficiaires au profit de sociétés privées. Une énième réforme de l’indemnisation des chômeurs est prévue dans l’année 2024 par un gouvernement qui poursuit son entreprise de démolition de notre modèle social.
La lutte et de nouvelles modalités d’actions sont plus que jamais nécessaires, j’espère que ce film permettra d’agiter un peu le cocotier ou à tout le moins de donner du souffle aux différents publics qu’il entend rencontrer.
À la croisée du cinéma et du spectacle vivant, Hélène Crouzillat expérimente différentes formes du récit : film documentaire, diaporama et pièce sonore, installation-spectacle, texte et fait ponctuellement de la création vidéo pour le spectacle vivant.
Elle s’intéresse particulièrement au monde du travail et privilégie le recueil et la mise en forme de la parole de personnes dont la réalité et l’expression restent occultées.
Après un cursus universitaire en Histoire Contemporaine, elle écrit son premier film Août 73 : chronique d’une crise raciale, monte plusieurs films pour la télévision, coréalise un court-métrage, Points de chutes, puis un long-métrage documentaire, Les Messagers (avec Laetitia Tura) qui sort en salle en 2015. Elle poursuit actuellement des projets d’investigation et de création autour du travail.
Réalisation et image : Hélène Crouzillat
Production : Loïs Rocque
Montage image : Marie Tavernier
Musique originale : Emilien Leroy
Montage son : Marie Moulin
Mixage : Christian Cartier
Etalonnage : Eléna Erhel
FX : Gaëtan Robert
Equipe image et son : Sylvie Petit, Simon Desjobert, Abraham Cohen, Sébastien Cuisenier, Lisa Eddaïkra, Pauline Tiprez
Accompagnement à la conception du tableau d’enquête : Sébastien Cuisenier et Florence Jacob
Avec les soutiens du CNC (FAIA écriture, développement, ADR, FSA), de la SCAM, de Périphérie et de la Fondation Syndex En coproduction avec Lyon Capitale TV et Pictanovo
Ce film a fait l’objet d’une souscription en 2018. 255 personnes ont répondu à l’appel.
Année de production : 2024
Durée : 95 minutes
Pays de production :
France Langues : français
Format : 16/9
VISA 156 746
LIBÉRATION
Mettant au jour les dévoiements du système d’assurance chômage, Hélène Crouzillat réalise un film documentaire militant enlevé et drôle. A voir d’urgence.
LES FICHES DU CINÉMA
Une enquête drôle, cruelle et claire analysant comment, en quarante ans, l’assurance chômage est devenue, de discours fallacieux en juridisme, une machine à enrichir les banques et assurances au détriment de chômeurs toujours plus culpabilisés et précarisés.
CAHIERS DU CINÉMA
L’Effet Bahamas produit un geste de retournement : à une « rumeur » médiatique mise en scène avec humour et au fantasme des « profiteurs », il oppose la voix de la rue et des visages. Un film d’utilité publique, assurément.
LE MONDE
Prenant le contrepied du cliché, L’Effet Bahamas, d’Hélène Crouzillat, est une plongée dans les méandres de l’Unédic, qui gère les droits des chômeurs de manière paritaire, dans le cadre de négociations entre le patronat et les syndicats de salariés. Ce documentaire décortique les enjeux complexes d’un dispositif devenu de plus en plus restrictif au fil des réformes.