Pouvez-vous nous parler des romans de Anni Blomqvist que vous avez choisis d’adapter à l’écran ? Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette saga littéraire à succès ?
Anni Blomqvist a écrit sa série de romans dans les années 1960, et ils jouissent d’une grande renommée en Finlande.
Je ne les avais jamais lus jusqu’à ce que mon producteur me propose de les adapter pour le cinéma. Initialement, j’ai décliné l’offre mais l’idée a peu à peu pris racine en moi et a commencé à me hanter. Je me suis plongée dans la lecture des différents tomes de la saga. C’est cette immersion dans l’univers de Blomqvist qui m’a finalement convaincue de porter cette saga à l’écran. J’ai réalisé que l’histoire de Maja me donnait l’opportunité formidable d’explorer un thème sentimental que je n’avais
jamais osé aborder auparavant. Je souhaitais faire un film où le sentiment amoureux serait magnifié. Cet amour est empreint d’une acceptation totale et inconditionnelle de l’autre. Je pense que chacun mérite d’être aimé de cette façon-là.
Cet amour permet, à la personne qui le reçoit, de réaliser pleinement son potentiel. Il lui donne une résilience et une force telles qu’elle peut surmonter les moments les plus difficiles de la vie et même dépasser la mort. J’ai joui d’une liberté artistique totale, tant au niveau du scénario que de la réalisation. J’ai pu élaborer un film conforme à l’idée que je me faisais de Maja et de son monde. J’ai donc pris de nombreuses libertés en écrivant le scénario. Celui-ci ne suit pas les romans à la lettre.
Comment avez-vous abordé l’adaptation cinématographique afin de créer une narration fluide tout en intégrant de nombreuses ellipses ?
La série de romans totalise 1300 pages, ce qui rendait les choix nécessaires. Il m’a fallu près de deux ans pour parvenir à une version finale du scénario. Mon objectif principal était de préserver la clarté du récit, en me concentrant sur l’essentiel et en éliminant tout ce qui ne servait pas directement les objectifs que je m’étais fixés.
Par exemple, dans le roman, il y a un passage où Maja hésite à donner un livre à sa fille parce qu’elle n’a pas la permission de son mari Janne. Ce n’était pas ma vision de Maja. J’ai cherché à écrire un scénario qui suive constamment le fil d’un amour fondé sur la tolérance et la bienveillance et ce, jusqu’à la fin. L’intrigue en soi n’a pas une importance majeure, mais c’est l’intensité de l’amour entre Maja et Janne qui compte.
J’ai fait en sorte, par ailleurs, de déjouer les attentes du spectateur, notamment pour tout ce qui concerne la partie sur la guerre. Maja n’est ni violée, ni battue. En lieu et place, elle gagne le respect de l’officier qui est aussi un être humain et pas seulement un ennemi. J’ai construit une chronologie spécifique pour le film et j’ai laissé de côté les autres tomes. Je souhaitais raconter l’histoire d’une femme qui s’épanouit pleinement et révèle sa force intérieure et sa capacité à surmonter les épreuves, pour se réinventer et trouver un nouvel équilibre. C’est pourquoi je n’ai prélevé que des fragments à sa longue vie.
Vous vous êtes retrouvée à diriger un film en costumes à très gros budget. Quels défis avez-vous dû relever ?
J’ai écrit et réalisé cinq longs-métrages, ainsi que deux séries télévisées et de nombreuses pièces de théâtre. Cependant,cette superproduction a représenté un vrai défi. Travailler dans trois langues différentes a bouleversé mes habitudes. Par ailleurs, le choix de tourner aux îles Åland a complexifié la fabrication du film, en raison de défis logistiques et techniques. Mais ces obstacles ont également apporté une authenticité au projet. Le voyage avec l’équipe a coûté cher mais cela en valait la peine. Je trouve les paysages insulaires exceptionnels et très cinématographiques. Aux îles Åland, le climat était souvent difficile, et j’avais l’impression de collaborer avec une force supérieure intransigeante, à l’image de Dieu. Comme avec lui, on ne négocie pas. Souvent, je n’obtenais pas ce que j’avais escompté ou espéré. Pourtant, l’imprévu dépassait mes attentes. Chaque journée était une surprise.
Peut-on voir dans la construction de la goélette une métaphore de la fabrication de votre film ? De manière générale, vous identifiez-vous à Maja et à son ambition ?
Maja contracte un prêt et supervise elle-même la construction de la goélette. Je me reconnais énormément en elle. Ce film est très personnel pour moi, il reflète en grande partie ma vie, mon parcours professionnel et ma personnalité. Dans la scène finale avant l’épilogue, où Maja demande un prêt, elle interroge l’usurier : « En quoi suis-je inférieure à un homme ? ». C’est une question que j’ai souvent voulu poser. Les préjugés envers les femmes persistent encore dans notre société, même s’ils sont souvent dissimulés. C’est pourquoi, il est essentiel de continuer à soulever ces questions, bien que l’égalité des droits soit une obligation légale.
Maja est autodidacte, elle n’est pas allée à l’école. Elle essaie juste de raisonner avec ce qu’elle observe autour d’elle.
La question qu’elle se pose est simple : « Pourquoi les hommes ont-ils l’argent et pas moi ? ». C’est une très bonne question, il n’y a aucune raison logique à cela, si ce n’est l’idée que les femmes sont plus faibles ou moins intelligentes. C’est ainsi que le monde était à cette époque. Maja, qui vit sur une île avec Janne dans un mariage égalitaire, ne comprend pas cette logique. Et cela n’a aucun sens si on y réfléchit.
Maja est connectée à la nature et voit des signes et des sortilèges dans tout ce qui l’entoure. En quoi exalter ce rapport à la nature était fondamental dans votre récit ?
Je pense que nous avons perdu notre lien avec la nature, ce qui nous laisse un sentiment de déracinement. La nature est infiniment plus grande que nous, et malgré nos avancées techniques, elle reste la plus forte et peut nous faire disparaître de la surface de la Terre. Maja trouve sa spiritualité davantage dans la nature que dans la religion. La mer, avec les conditions de vie qu’elle impose, rythme entièrement son existence. Elle lui apporte de la nourriture, mais peut tout aussi bien tuer et emporter ceux qu’elle aime. En cela, elle incarne une puissance divine, à la fois nourricière et destructrice.
Comment avez-vous travaillé la photographie et les cadres pour sublimer la beauté âpre et sauvage de cette île ?
J’ai collaboré pendant plus d’un an avec mon remarquable directeur de la photographie, Rauno Ronkainen, avant de commencer le tournage. Notre priorité était de mettre en valeur la nature qui change chaque jour, tout en restant immuable. L’île avec ses paysages et ses espaces bien délimités, est l’un des personnages principaux du film. Nous avons choisi de travailler principalement avec de la lumière naturelle pour préserver l’authenticité de ce cadre unique. Je voulais éviter de pousser les couleurs à l’étalonnage, préférant que la lumière vienne du décor luimême et de la nature dans toute sa diversité de couleurs ou parfois dans sa simplicité monochrome. En termes de cadrage, je voulais faire un film qui épouse le point de vue subjectif de mon héroïne. Je souhaitais qu’on voie le monde à travers les yeux de Maja. J’ai essayé de me tenir jusqu’au bout à ce principe. J’ai choisi savamment les moments où nous voyons Maja d’un point de vue extérieur et ils sont peu nombreux dans le film.
Comment votre choix s’est-il porté sur Amanda Jansson dans le rôle de Maja et sur Linus Troedsson qui joue Janne, son époux?
L’actrice qui allait incarner Maja devait avoir une grande puissance intérieure et une féminité presque enfantine. En Amanda Jansson, j’ai trouvé ces qualités essentielles pour le rôle. Elle dégage une force qui est discrète, sans être évidente, ni agressive mais paisible. Sa sensibilité naturelle la rendait idéale pour le personnage. Maja devait être féroce, et j’ai toujours pensé que ce trait de caractère est davantage présent chez les Finlandais que chez les Suédois. J’ai perçu cette férocité chez Amanda, ainsi que sa capacité à sortir de sa zone de confort. Je pouvais aisément l’imaginer plonger dans une mer glacée en plein hiver. De plus, Amanda correspondait parfaitement au rôle physiquement, car son personnage devait vieillir au fil de l’histoire, et son visage reflétait bien cette transformation. Amanda a un visage qui peut être aussi bien celui d’une femme adulte que celui d’une jeune fille.
Ce qui m’a frappé chez son partenaire Linus Troedsson, c’est sa joie de vivre naturelle. Il est comme un rayon de soleil. En même temps, il est solide et fiable. Je pense que Janne est un personnage attachant, drôle et facile à vivre. Maja est sérieuse et réfléchie. Janne la soutient, porte le couple et la famille, de manière plus détendue et légère. Il y a eu une très bonne alchimie entre mes deux acteurs qui sont devenus très bons amis pendant le tournage. C’était une lourde responsabilité pour eux que d’endosser les rôles principaux. Mais la collaboration a été fluide et naturelle avec eux. Nous trois formions un bon trio.
Quelle a été votre méthode de travail pour que le spectateur éprouve ce sentiment d’intimité et de proximité avec leur couple ?
Nous avons fait quelques répétitions, mais notre discussion a principalement porté sur l’univers du film. C’est une méthode que j’applique systématiquement avec les acteurs. Il est essentiel pour moi de leur fournir toutes les informations nécessaires, afin qu’ils puissent saisir parfaitement l’essence du film et l’atmosphère qui l’entoure. Parallèlement, il est crucial de créer un environnement où les acteurs se sentent en sécurité. En effet, un acteur qui éprouve de la peur n’osera jamais explorer son personnage en profondeur.
Je leur ai montré des peintures et des photographies, et nous avons exploré les émotions de Maja. L’amour qu’elle ressent pour la nature est comparable à celui qu’elle partage avec Janne. Leur relation est très naturelle, car ils réussissent à s’échapper d’une société étriquée pour se retrouver ensemble sur cette île isolée, où ils créent leur propre monde. Nous avons beaucoup discuté de leur relation, de la façon dont ils sont à la fois égaux, meilleurs amis et amants. Nous avons également parlé de ce qu’est l’amour, de ce qu’il devrait être ou ne pas être, dans un sens plus large, pas seulement entre Maja et Janne.
Nous avons écouté de la musique, puis nous avons travaillé également sur chacune des scènes. J’aime collaborer avec les acteurs de cette manière-là : nous lisons la scène puis nous en discutons, en explorant les nuances qu’elle recèle. L’acteur doit être conscient de toutes ces subtilités, car cela donne du corps à la scène. Le processus doit être joyeux et sans contrainte. Je n’aime pas forcer les gens, car cela se ressent toujours à l’écran. On ne peut pas contraindre quelqu’un à agir contre sa volonté ; il faut que l’acteur ait envie d’incarner le personnage. Si un acteur comprend parfaitement le sujet, il saura toujours faire ce qu’il faut pour le personnage.
L’épisode de l’occupation anglaise révèle Maja en héroïne déterminée qui met même les soldats au travail. Est-ce une étape importante de son émancipation ?
Oui. J’ai jugé important d’inclure cet épisode qui n’apparaît pas dans les romans, lors de l’écriture du scénario. D’un point de vue dramaturgique, Maja doit apprendre à survivre seule sans Janne. Cette épreuve favorise son évolution personnelle et lui donne instinctivement la certitude que son attitude et son approche de la vie sont justes. Maja traverse un certain nombre d’épreuves et de deuils.
Qu’est-ce qui vous attirait dans l’idée de réaliser un mélodrame dans la plus pure tradition du genre ?
Je pense que j’ai réussi à explorer le thème de l’amour et de la tolérance à travers les grands rebondissements mélodramatiques de la vie de Maja. Ce qui commence par une histoire belle et délicate finit par se transformer en quelque chose de grandiose. Le film montre qu’au 19ème siècle une femme en Finlande dépendait entièrement des hommes.
Souhaitiez-vous souligner que l’éducation permet à Maja de s’affranchir ?
Oui. C’était exactement mon objectif. Il y a un fil conducteur autour de l’éducation qui commence lorsque Maja se rend à Turku. Jeune mariée et enceinte, elle part vendre ses fils de laine. Là-bas, elle croise une femme qui gère un magasin, écrit et tient ses comptes dans un grand livre où elle appose son écriture soignée et élégante. Elle est maîtresse de son propre destin. Pour Maija, il existe un lien entre le stylo, le papier et la liberté. Elle commence alors à apprendre à lire et à écrire, alors qu’au début, elle ressemblait à un oiseau en cage. Comme l’a dit Virginia Woolf, une femme devrait avoir son propre argent et sa propre chambre. Je suis entièrement d’accord avec cela. Quand Janne et Maja se rendent chez l’usurier, je me suis dit que peut-être le public penserait que la femme riche et bien habillée qui lit en silence dans la pièce n’est qu’un simple ornement. Qu’elle est juste posée là à lire un roman à l’eau de rose. Mais c’est elle qui convainc à la fin son mari d’accorder un prêt à Maja. Cette scène, très touchante dans le film, se déroule à un moment où les temps sont sur le point de changer. C’est une période particulièrement intéressante, marquée par l’arrivée des usines et des machines. Pendant la guerre de Crimée, les Anglais ont été les premiers à utiliser des bateaux à vapeur dans les conflits, et à remplacer les voiliers. Les femmes commencent également à émerger dans la société, et tout change autour d’elles. Les anciennes méthodes s’effacent tandis que Maja, à sa petite échelle, amorce cette transformation. À cette époque, les femmes n’avaient pas le droit de contracter un prêt ou de gérer leur propre vie. Maja affirme à l’usurier que ce changement est inéluctable. Elle lui demande de lui accorder un prêt, car elle est tout aussi capable que lui. En tant que gauchère, j’ai souhaité qu’Amanda Jansson apprenne à écrire de la main gauche, car en Finlande, même dans les années 1950 et 1960, les gauchers étaient contraints d’écrire de la main droite à l’école. Maja est autodidacte et a appris par elle-même. Je voulais donc que dans le film, elle écrive de la main gauche pour montrer sa volonté de faire les choses à sa manière.
En quoi le propos féministe de votre film résonne-t-il selon vous avec le contemporain ?
Je crois que le message féministe du film trouve un écho fort dans notre époque contemporaine. Cependant, de nombreux obstacles, qu’ils soient conscients ou inconscients, persistent et entravent encore la pleine réalisation de l’égalité des sexes. Certains de ces obstacles relèvent même d’une forme de misogynie latente. Bien que des progrès aient été réalisés, l’égalité entre les hommes et les femmes est un acquis récent et fragile, qui peut facilement être remis en question si nous n’y veillons pas attentivement. Il est donc crucial de continuer à défendre et à renforcer ces avancées pour éviter tout retour en arrière.