Les origines du film
J’avais déjà réalisé des documentaires par le passé. Il y a dix ans, une amie, Fafá de Belém. musicienne et activiste brésilienne reconnue, originaire du Pará, m’a parlé de cas d’exploitation sexuelle de jeunes filles sur les barges qui traversent le Rio Japurá. Elle m’a également expliqué que la violence domestique était très répandue dans l’État du Pará. Cela m’a particulièrement marquée et émue. Je ne savais pas que l’exploitation sexuelle d’une telle ampleur pouvait exister – et ça m’a poussée à réaliser un documentaire. Dès les premières étapes du projet de recherche, j’ai compris qu’il serait impossible de poursuivre dans l’idée d’un documentaire. Les jeunes filles et les femmes qui avaient subi cette violence n’auraient pas accepté de me parler de ces expériences traumatiques, et encore moins d’être filmées. Le format de la fiction m’est alors apparu tout naturellement. Je me disais qu’à travers la fiction, je pourrais composer un récit à la fois délicat et profond en permettant aux spectateurs d’être au plus proche de la peau de la protagoniste et traiter cette problématique avec justesse.
La forme documentaire
Le côté documentaire – l’impression que ce que nous voyons n’appartient pas à la fiction, mais bien à la vie réelle – était fondamental pour moi. De cette façon, je pouvais créer une connexion. Je tenais à ce que les spectateurs puissent croire tout du long à ce qu’ils voient à l’écran, qu’il s’agisse du paysage, du contexte environnant, des acteurs ou du déroulé de l’histoire. C’est en cela que l’aspect documentaire est essentiel. Tout découle des recherches effectuées et du fait que toutes les histoires et personnages sont construits à partir des réalités que j’ai explorées.
Dans cette approche naturaliste, j’ai voulu adopter un langage cinématographique rigoureux, à travers les mouvements de caméra qui suivent les personnages, les ellipses et le travail du son. Mais aussi, la préparation des acteurs, leurs réactions qui ont été intégrés dans le scénario, leurs mouvements et déplacements, pour qu’ils soient prêts à quitter la scène et que nous puissions les suivre de façon organique.
Représenter la violence
Ce serait insupportable. Ce serait une autre forme de violence, une autre forme d’exploitation de ces femmes, de ces jeunes filles qui interprètent les personnages. Je pense que le fait d’être une cinéaste femme m’a permis de raconter cette histoire avec respect, éthique et discernement. Nous n’avons jamais envisagé de donner à voir cette violence. Il n’y a pas une seule scène dans le scénario où l’on voit concrètement les abus. C’est une chose insupportable à vivre, et a fortiori à voir. Je voulais que le spectateur puisse suivre l’histoire et avoir de l’empathie pour le personnage. L’important était de lui faire ressentir ce qu’elle ressent et de passer par toutes les étapes, petites mais profondes, de ce que la violence fait au corps, à l’esprit et à l’état psychologique de ces jeunes filles. D’où l’intérêt des ellipses et du travail du son. Bien que le son soit très naturaliste, on a réellement l’impression d’être dans l’eau, dans la forêt, et lorsqu’elle commence à subir ces violences, le son devient plus “psychologique”. On a l’impression de ressentir ce qu’elle ressent. La caméra est très proche d’elle, de manière presque claustrophobique, alors que l’on se trouve, en contraste, entouré d’une immense étendue d’eau et d’une forêt magnifique qui finit par devenir étouffante.
Briser un tabou
Je l’espère vraiment, c’est pour cela que j’ai fait ce film. J’espère que Manas contribuera à braquer les projecteurs sur ces abus. Les abus sont entourés de silence. C’est un film sur la violence, sur le silence, mais aussi sur le courage. À travers le monde, le mouvement #MeToo et les autres luttes pour les droits des femmes nous ont encouragés à briser le silence en dénonçant nos agresseurs. Mais qu’en est-il des femmes invisibilisées, dont l’existence reste dans l’ombre ? Avec Manas, j’ai voulu donner la voix à ces femmes et à ces filles qui ne peuvent être entendues autrement, afin d’honorer les histoires qu’elles m’ont confiées. Je ne pense pas qu’il faille avoir été victime d’abus pour les combattre. Il est vraiment inacceptable que nous, les femmes, ne puissions sortir dans la rue sans nous sentir en sécurité, ou que nous ne puissions pas nous sentir en sécurité dans nos propres maisons, parce que les hommes pensent avoir le droit de faire ce qu’ils veulent de nous. Si ces situations se poursuivent, je pense que c’est parce que leurs actes continuent à être impunis. J’espère donc que ce film contribuera à briser le silence, qu’on en sorte transformé et avec la volonté de parler si l’on est victime de violence, ou d’aider quelqu’un qui le serait. Je considère le cinéma comme un outil puissant pour engendrer des transformations sociales et politiques.
La jeune protagoniste et sa mère
Jamilli, qui incarne la jeune protagoniste, a été une véritable découverte. Nous l’avons connue à Belém. Il était très important pour moi que la protagoniste soit originaire de la région. Le casting a duré un peu plus de six mois et elle a débarqué à la toute fin. Elle était déjà très attentive et concentrée. Elle était déjà très mature, comme on peut le constater à l’écran. Lorsque nous avons commencé à répéter avec elle et d’autres filles qui avaient été sélectionnées, elle est vraiment sortie du lot. Et quand nous avons commencé à tourner, elle a tout de suite fait preuve d’un talent cinématographique, ce qui est extrêmement rare. Elle est capable de rester silencieuse avec une grande intelligence émotionnelle. Au moment du tournage, elle a très rapidement compris les composantes du processus cinématographique. C’était la première fois que je dirigeais des acteurs. D’une certaine manière, ça a été une première fois pour toutes les deux et elle a été extraordinaire. Je suis fière d’elle, elle est très courageuse. Fátima Macedo interprète la mère, l’un des personnages les plus complexes et difficiles du film de par les mille facettes de sa personnalité. Fátima est une actrice professionnelle de la région Nord-Est du Brésil. Elle s’est montrée très courageuse et disponible pendant tout le processus. Son interprétation m’inspire une totale admiration.
Interview réalisée par Vittoria Scarpa et Daniele Zoica à la Mostra de Venise pour Cineuropa