Peux-tu me parler de tes intentions de départ avec ce nouveau long métrage ?
Au départ, ma recherche consistait à établir un dialogue sur la sexualité féminine en différentes étapes de la vie d’une personne. Mon court métrage The Awakening of the Ants (2016) parlait de l’enfance et de la découverte de la sexualité. Dans une logique transmédia, j’ai ensuite invité différentes artistes à parler de ce que signifiait pour elles la sexualité. J’avais également l’idée de réaliser un documentaire pour partager la voix de ces femmes âgées complètement invisibilisées quand elles parlent de leur sexualité. J’ai toujours eu cette idée en tête mais les films ont leur vie propre et ainsi le film a créativement beaucoup changé même si le concept initial du dialogue autour de la sexualité était le même.
Qu’est-ce que la réalisation de chacun de tes films antérieurs, à savoir le court-métrage The Awakening of the Ants (2016) et le long-métrage du même nom de 2019, t’a apporté dans Mémoires d’un corps brûlant ?
En effet, tous les films se nourrissent d’autres et moi-même j’ai évolué sur la question au fil de mes discussions avec de nombreuses femmes en chemin. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai cherché à comprendre comment mes grand-mères avaient pu vivre leur sexualité alors que je n’ai pas pu approfondir ces questions avec elles.
Est-ce que la conscience de participer à un film est un bon moyen pour libérer la parole de tes interlocutrices ?
Bien sûr. En outre, l’anonymat a bien été utile pour libérer leur parole sans tabou ni restriction. Je découvre, au fil de mes présentations, que le film se connecte autant avec un public âgé qu’avec un public plus jeune. J’ai toujours imaginé le film comme une ode à la vie des femmes et surtout pour celles qui ont dû subir beaucoup de restrictions et qui ont permis aux nouvelles générations d’atteindre leurs libertés. La génération des femmes qui témoignent dans le film a vécu les premiers divorces au Costa Rica. Ainsi, elles n’avaient pas l’opportunité de s’imaginer dans une autre identité que celle de mère et d’épouse. Elles ont donc vécu un changement de paradigme énorme.
En faisant ce film, tu as senti que tu participais à un acte féministe et politique qui te dépassait ?
Le cinéma permet de poser une loupe sur des réalités sociales pour mieux les rendre visibles. Pour ce film, rencontrer les témoignages de ces femmes est sans aucun doute pour moi un acte politique. Ces femmes n’avaient jamais eu l’occasion de parler de leur sexualité, alors qu’elles avaient une nécessité brutale d’en parler. Finalement, le meilleur acte politique consiste à initier une conversation.
Si le film est l’expression d’une sororité dans sa réalisation, en revanche le scénario présente un personnage central isolé qui ne peut pas compter sur la solidarité féminine.
L’histoire reste collective puisqu’elle est le fruit de plusieurs personnes qui parlent, même si la protagoniste reste seule enfermée dans sa maison. Ce procédé permet de rappeler la solitude qu’elle a subie toute sa vie. Je me suis toujours demandé si une telle femme souffrait davantage de frustration que de solitude. La maison représente l’imposition d’un espace domestique mais aussi un lieu où enfant, la femme avait des rêves : c’est donc aussi un espace d’imagination. Ainsi, les souvenirs vivent avec elle. Cette métaphore met en lumière le fait que tout vit dans le même corps. La maison est ainsi une extension de son corps mais aussi de son esprit. Elle peut aussi devenir labyrinthe dans sa mémoire avec de nombreuses portes à ouvrir. La protagoniste est amenée à réaliser un voyage intérieur. Cette introspection va lui permettre de comprendre où elle va et de découvrir qu’elle est en train de vivre le meilleur moment de sa vie.
Comment le rôle des voix a été imaginé au sein de la construction du scénario et de la mise en scène ?
Les voix sont au total au nombre de huit pour former une unique histoire collective. J’ai retranscrit toutes les voix enregistrées et à partir de là j’ai pu commencer à construire le scénario. J’ai ainsi sélectionné peu à peu, tout en cherchant là où j’allais me diriger. Il me fallait donc construire un squelette de l’ensemble du récit où les épisodes pouvaient se poser. De cette manière, lorsque je voulais parler de la ménopause, j’avais un large matériel audio à sélectionner.
J’ai analysé tous les thèmes que je pouvais utiliser à travers ces témoignages. Au moment du tournage, il me restait donc à extraire les morceaux d’enregistrement dont j’avais besoin et connaître ainsi la durée que nécessitait la scène en question
Ton film pourrait faire penser à la démarche anthropologique de Pasolini pour interroger la sexualité de ses contemporains dans son Enquête sur la sexualité (Comizi d’amore, 1964) : est-ce que les références de l’histoire du cinéma t’ont aidé pour imaginer la mise en scène de ton film ?
Oui, ce n’est que peu à peu et tardivement que le plaisir féminin à travers la sexualité est apparu comme sujet à part entière dans le cinéma, avec ce rôle essentiel de donner une voix aux personnes invisibilisées sur ces thématiques. En outre, notre génération a rarement pensé à ses grands-parents autour de leur sexualité : c’est aussi ce que nous projetons sur eux qui les empêchent d’être eux-mêmes. Je me rends compte que nos luttes actuelles en tant que femmes continuent à réclamer les mêmes choses que dans les années 1960 : pourquoi la société n’a-t-elle pas progressé sur ces questions ? Ainsi, quelques États aux USA sont revenus sur la légalisation de l’avortement en l’interdisant. Il faut toujours continuer à lutter pour réclamer la justice sociale et le respect des droits humains élémentaires.
Le Costa Rica a l’image du pays de la « pura vida » où contrairement à ses voisins du continent latino-américain il n’y a pas eu de dictature. Ce qui rend d’autant plus difficile d’entendre l’oppression patriarcale à l’égard des femmes.
Cela revient en effet à imaginer le patriarcat comme une forme de dictature. Sans aucun doute, le Costa Rica a connu une démocratie assez stable et nous n’avons pas à l’instar du cinéma colombien qui parle de ses divers conflits nationaux, les mêmes histoires à raconter. Ces dernières années au Costa Rica, beaucoup de réalisatrices se sont concentrées sur des histoires intimes mais sans oublier que l’intimité est politique. Je pense qu’en tant qu’artiste nous parlons de ce qui nous est proche. La première fois que j’ai vu un film de Lucrecia Martel, j’ai été impressionnée par la force de l’intimité familiale. Il est intéressant de prendre en considération l’évolution des récits portés par chaque pays à travers le cinéma. Il existe en outre d’une certaine manière un colonialisme des idées.
Réaliser un film en privilégiant les plans-séquence n’a-t-il pas été contraignant à tourner ?
J’aime beaucoup les plans-séquence parce que je pense que cela permet aux acteurs et actrices de donner plus d’eux et d’elles-mêmes. Le montage pourrait me permettre d’unifier des éléments disparates pour créer une empathie avec le public alors qu’un plan-séquence oblige à créer l’empathie par le jeu même de l’interprète.
J’aime aussi l’idée du temps réel et ce procédé me permet ainsi davantage de « capturer le temps » sans le ralentir ou l’accélérer.
J’ai beaucoup aimé aussi, par le plan-séquence, montrer des mondes différents qui entrent dès lors en dialogue. Pour cela sur le tournage, il fallait inventer une chorégraphie précise où des personnes entraient et sortaient du plan, dans une dynamique proche du théâtre.
Le dernier plan qui est le plus long dure quatre minutes trente et consiste à suivre la protagoniste : l’actrice doit sans cesse jouer et tout dépend d’elle. Ce fut un véritable défi qui m’a beaucoup plu sur le film.