Documentaire / France, Suisse

MON PIRE ENNEMI

Mojtaba, Hamzeh, Zar et d’autres ont subi des interrogatoires idéologiques en Iran et vivent aujourd’hui en France. Mehran Tamadon, le réalisateur, leur demande de l’interroger, lui, tel que pourrait le faire un agent de la République Islamique. Le film en devenir se rêve en miroir dressé face aux tortionnaires, révélant leur violence, leur arbitraire et leur absurdité.

ANNÉE
RÉALISATION
SCENARIO
AVEC
FICHE TECHNIQUE
DATE DE SORTIE

2023

Mehran TAMADON

Mehran TAMADON, Philippe LASRY

Zar AMIR EBRAHIMI, Taghi RAHMANI, Mojtaba NAJAFI

1h22 – Couleur – Dolby Digital 5.1

8 mai 2024

BIOGRAPHIE DU RÉALISATEUR

Après des études d’architecture à Paris, Mehran Tamadon décide de se consacrer à la réalisation. Il réalise son premier moyen-métrage documentaire, Behesht Zahra, mères de martyrs en 2004, puis Bassidji en 2010, où il filme ses premières tentatives de dialogue avec les défenseurs du régime iranien. Il poursuit cette démarche avec Iranien (2014), où il convainc des partisans du régime de vivre en cohabitation avec lui. Ses nouveaux films, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas, présentés à la Berlinale en 2023, abordent la violence des interrogatoires et des détentions en Iran.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Mehran, commençons par situer Mon pire ennemi dans votre carrière. Tout comme dans vos films précédents, notamment Bassidji et Iranien, il semble qu’il y ait une volonté de dialoguer avec celui qui est très différent de vous, avec celui qui pourrait vous nuire. Mon pire ennemi apparaît pourtant à un moment politique compliqué en Iran où beaucoup d’Iraniennes et d’Iraniens ont perdu tout espoir dans la possibilité de dialogue. Vos réflexions et vos films vous amènent-ils à penser que le dialogue est malgré tout possible ?

 

On dialogue en principe pour mieux se comprendre, pour tenter de se mettre d’accord. Peut-être que la question du dialogue doit être posée aujourd’hui différemment. Au vu de la répression féroce que subissent les Iraniens actuellement, on aurait du mal à trouver un quelconque point d’accord avec ceux qui soutiennent le régime.

Avec le recul, je me demande si, dans mes films précédents, je dialoguais vraiment dans l’idée de trouver un accord. Je n’en suis pas sûr. Je dirais cependant que je nouais des liens avec eux dans l’espoir de les toucher. Ça oui, je suis convaincu que le lien a servi à quelque chose. Je ne cherche donc pas forcément le dialogue pour s’entendre politiquement mais le lien pour tenter de s’accepter, de se tolérer. Alors est-ce que  le lien est encore possible ? Est-ce possible de toucher ces hommes si dangereux et violents ? Sans doute que oui, mais encore faut-il trouver la bonne clé pour ouvrir leurs portes qui sont si bien verrouillées.

Pour Mon pire ennemi, mon idée initiale était de filmer une dernière séquence en Iran. Jusqu’en juin 2022, je comptais y aller et prendre le temps qu’il faut pour trouver les interrogateurs du régime et les convaincre de participer au film. Mais pour tout un tas de raisons, j’ai fini par y renoncer.

Dans mes films, je traite une matière qui est vivante, c’est-à-dire que je questionne les relations et les conflits entre les hommes dans un temps donné, dans le présent. Or ce temps présent, en Iran, est en mouvement continu, si bien qu’il fragilise ou requestionne régulièrement l’idée  initiale de mon film. Ainsi, je ne pense pas tout à fait la même chose quand j’écris le film, quand je le tourne, quand je le monte, et quand je le montre au public. Car il ne s’agit jamais tout à fait de la même société. Cela m’enrichit humainement mais rend difficile la construction d’une démarche cohérente. J’ai fini le montage de Mon pire ennemi avant le mouvement « Femme, Vie, Liberté» en Iran. Durant toute cette période récente, j’ai été traversé par la colère, la haine, l’envie de prendre les armes. Depuis septembre 2022, je suis traversé par tout sauf l’envie de créer du lien. Malgré cela, j’ai au fond de moi l’impression qu’il y a de grands principes qui m’habitent profondément et qui me  poussent  à  tenter de rencontrer l’autre.

 

Votre volonté avec Mon pire ennemi  était donc de confronter les vrais tortionnaires en Iran à une sorte de mise en scène reconstituant leurs actes, ceci afin de les ébranler ? Il semble pourtant que vos personnages ne partagent pas votre point de vue, tout comme le film ne laisse pas transparaître cet optimisme ?

 

Ce qui est constant chez moi, c’est ma volonté de créer du  lien  et  d’entrer en relation. Étant maintenant loin de l’Iran, mon principal moyen de dialoguer avec eux est de faire des films, dans lesquels je les fais exister, et de les leur adresser pour qu’ils s’y reconnaissent. Mon objectif est donc que ce film soit vu par les interrogateurs du régime iranien et par les tortionnaires. Comment cela pourrait les affecter ? Je ne sais pas. Il est possible que rien ne bouge chez eux. Je ne suis pas dans leur tête, je ne suis que dans la mienne qui me dit sans cesse que l’autre, quel qu’il soit, a forcément, comme toi, une conscience, qu’il est lui aussi traversé par des sentiments contradictoires. Lui aussi, comme toi, a une forme de lâcheté, de fourberie, de perversités. Et si tu arrives à mettre le doigt sur ta propre complexité, tu lui offres aussi la possibilité de découvrir la sienne. Ceci est mon regard, je sais que peu de gens le partagent. Même ceux que je filme n’y croient pas. Mes films ne sont pas là pour démontrer mes idées mais plutôt pour soulever   des questions et mettre en exergue les différents paradoxes. Chaque spectateur, chaque personnage s’approprie mes idées à sa manière et s’il est en désaccord avec moi, cela me convient parfaitement. Je ne cherche pas à avoir raison, ni dans mes films, ni lorsque je débats. Je suis ravi d’être contredit, ébranlé dans mes films par mes personnages. Je dirais qu’avec mes films, ce que je réussis le mieux, c’est provoquer des remises en question.

 

Parlons de Zar Amir Ebrahimi : elle porte une grande partie du film. Comment êtes-vous arrivé à la décision de lui confier ce rôle ?

 

Zar occupe une place essentielle dans Mon pire ennemi. Ce n’était initialement pas prévu. Comme  on  peut  le  voir  au  début  du  film, je rencontre plusieurs anciens prisonniers politiques iraniens, principalement des hommes, dans l’idée d’en choisir un qui accepte de m’interroger devant la caméra. Parmi les réfugiés que j’ai rencontrés, Zar avait subi des interrogatoires très pénibles et longs, de manière quotidienne et durant plus d’un an, mais elle n’était pas emprisonnée. À la fin de chaque journée d’interrogatoire, elle pouvait rentrer chez elle. C’est au cours du tournage que j’ai compris que ses talents de comédienne lui donnaient des outils pour surmonter les difficultés psychologiques que pouvait générer le rôle que je proposais.

Par ailleurs, mes films ont tous, à différents degrés, une dimension introspective. Je suis à chaque fois amené à me critiquer, à me juger et à me remettre en question devant la caméra, devant le public. Zar a très bien réussi à me pousser dans cette direction, en parlant de l’omnipotence du réalisateur, de ce qu’il fait vivre à ses personnages pour arriver à ses fins. Ces questions-là sont importantes dans mon cinéma et Zar a su s’en saisir avec finesse et intelligence pour me déstabiliser.

 

En effet, on arrive à une situation où  le  spectateur  doute  de  ce  qu’il voit. La frontière entre le réel et la fiction se brouille, et l’on se demande si ce que nous voyons est improvisé ou pas. Ceci indique une forme particulière du documentaire, et j’aimerais vous questionner sur le processus de création et le résultat qui en sort.

 

Sur deux jours d’interrogatoire avec Zar, il y a environ vingt heures d’image. Le chef opérateur  Patrick  Tresch  filmait  des  plans  de  deux heures sans nous interrompre. Rien n’était écrit, même si Zar avait enquêté sur moi et  préparé  des  questions  en  amont  que  je  ne connaissais pas. Mais vous parlez de doute : c’est précisément l’apparition de ces doutes qui est au cœur du film. On ne sait plus ce qui est joué et ce qui est réel. Est-ce Zar elle-même qui parle, ou est-ce Zar la comédienne qui joue ? J’ai l’impression que je suis un personnage de documentaire et Zar un personnage de fiction et que, progressivement, le réel la rattrape et l’entraîne dans le documentaire.

Mais les zones de doute se situent aussi à un autre endroit : qui est le bourreau dans cette histoire ? Est-ce elle ou moi ? Zar m’interroge mais c’est moi qui la torture. La beauté du documentaire, c’est qu’il ne va pas forcément dans la direction que l’on imagine lorsqu’on écrit, et c’est  tant mieux.

LISTE TECHNIQUE

Écrit et réalisé par : Mehran Tamadon

Écrit en collaboration avec : Philippe Lasry

Image : Patrick Tresch

Son : Laurent Malan

Montage : Luc Forveille, Mehran Tamadon

Montage son : Simon Gendrot

Mixage : Philippe Grivel

Étalonnage : Robin Erard

Production : Raphaël Pillosio / l’atelier documentaire (France) ; Elena Tatti / Box Productions (Suisse)

Ventes internationales : Stephan Riguet / AndanaFilms

CE QU'EN PENSE LA PRESSE

CAHIERS DU CINÉMA

S’il pose la question de la violence, Mon pire ennemi la fait valoir comme une donnée interne à son propre tournage et interroge sa double direction : qui exerce au juste une violence envers qui ? Tour ultime du dispositif : le film se mue en procès de Tamadon qui se montre comme victime tout en faisant souffrir les autres au nom du cinéma.

 

CULTUROPOING.COM

Mon pire ennemi est, tout comme son actrice principale, fascinant et intense. Il laisse son spectateur complètement sonné.

 

L’OBS

Tourné avant le mouvement Femme, Vie, Liberté, Mon pire ennemi (…) en incarne l’échec et l’insoutenable colère qui, si elle gagnait tout le peuple iranien face à la folie intégriste, porterait ses fruits plus que n’importe quel film contestataire.

 

LES FICHES DU CINÉMA

Formant avec Là où Dieu n’est pas un diptyque, le film prolonge le travail de M. Tamadon sur le dévoiement de l’Iran. Grattant jusqu’au malaise ce que la persécution fait au persécuté, il questionne la possible commune humanité entre le tortionnaire et sa victime.

 

TRANSFUGE

Au-delà de la morale, de la bienséance et du simulacre, l’enjeu véritable du film peut réellement se matérialiser à l’écran : comment, en effet, filmer la torture politique sans interroger la violence symbolique exercée par la caméra ? L’interrogatoire mené par Zar Amir Ebrahimi est une grande leçon de cinéma, marquée au fer rouge dans la rétine : un documentariste peut aussi être son pire ennemi.

 

TÉLÉRAMA

Tandis qu’elle malmène verbalement le réalisateur et l’asperge d’eau froide, la comédienne énonce la critique de son projet : « Est-ce qu’au nom du cinéma, on a le droit de faire souffrir les gens ? » et s’empare du film pour raconter son propre drame.

 

aVoir-aLire.com

Un documentaire époustouflant qui échappe à tout conformisme de la pensée.

 

CRITIKAT.COM

L’essentiel de Mon pire ennemi est centré sur les interrogatoires menés par la comédienne, connue pour son rôle dans Les Nuits de Mashhad, qui fut, elle aussi, détenue par les forces de l’ordre iraniennes. Le jeu de rôle auquel se livrent le réalisateur et l’actrice nous est donné sans montrer les explications préalables entre les deux parties.

 

L’HUMANITÉ

Avec son nouveau film, le réalisateur iranien Mehran Tamadon propose un drôle de voyage au bout de l’horreur, éprouvant à bien des égards pour le spectateur, mais aussi pour les protagonistes de ce qui n’est ni une fiction ni un documentaire. Une forme hybride pour une étrange leçon de philosophie déclinée par ce cinéaste aux idées toujours iconoclaste (…).

 

LE MONDE

Le film recourt à une sorte de remémoration corporelle et comportementale des personnages. Deux hommes et une femme témoignent ici à partir d’expériences et dans des registres sensiblement différents, suscitant à chaque fois une saisissante émotion.

 

LES INROCKUPTIBLES

Aussi complexe et versatile que pervers, Mon pire ennemi procède à la reconstitution des interrogatoires menés par les Bassidjis, les agents du régime iranien. Sauf qu’ici, les personnes qui incarnent les interrogateurs sont des anciens prisonniers. Face à elles et eux, le cinéaste incarne un détenu. Pourtant, le traumatisme est trop profond pour que les néo-acteurs aillent plus loin et poursuivent le jeu de rôle.

 

POSITIF

À travers ce diptyque, c’est la question de la brutalité carcérale et de la torture qui est abordée avec un même dispositif : demander à des victimes de témoigner et surtout de rejouer ce qu’elles ont vécu, mais dans la peau des bourreaux, Tamadon prenant la place des suppliciés.