POURQUOI AVOIR DÉCIDÉ DE FAIRE CE FILM MAINTENANT ?
Fabrice Arfi : D’une certaine manière, on dit « chiche » à Nicolas Sarkozy. Le titre du film est un clin d’œil malicieux à une phrase de l’ancien président de la République, qui avait déclaré un jour au sujet des affaires qui le visent que « personne n’y comprend rien ». On le prend donc au mot pour rendre le plus accessible possible ce que l’on appelle parfois entre nous « l’affaire des affaires » tant ce scandale mêle des questions d’ordres très divers : politique, diplomatique, financier, éthique, terroriste, militaire, judiciaire… En un mot : démocratique.
Michaël Hajdenberg : Les premiers articles de Mediapart datent d’il y a 14 ans. Comme cela arrive parfois quand les affaires s’étendent sur une si longue période, les gens s’y perdent, voire renoncent à comprendre, persuadés que le coût d’entrée dans l’histoire est trop élevé pour eux. D’autant que les faits ont été pollués par une communication outrancière et abondamment relayée par certains médias. Avec le procès on arrive presque au bout de l’histoire. Il était temps d’en revenir aux faits et de donner de la lisibilité à cette histoire extraordinaire, certainement la plus folle qu’ait connu la Ve République.
COMMENT LA RENCONTRE ENTRE MEDIAPART ET VOUS, YANNICK, S’ESTELLE FAITE ?
Yannick Kergoat : Nous nous étions rencontrés avec Fabrice lors de projections-débats de mon film précédent LA (TRÈS) GRANDE ÉVASION. Edwy Plenel avec lequel je travaillais sur un tout autre projet a fait le lien. Ensuite, les choses se sont passées très simplement. Michaël, Karl et Fabrice m’ont fait confiance tout en restant très disponibles et impliqués à chaque étape de la réalisation du film.
COMMENT ÉCRIT-ON UN FILM PAREIL – SI DENSE ET AVEC AUTANT DE FAITS ? QUELS CHOIX AVEZ-VOUS DÛ OPÉRER ?
YK : Le livre que Fabrice et Karl ont écrit sur l’affaire fait plus de 400 pages (Avec les compliments du Guide – Sarkozy-Kadhafi, l’histoire secrète, Fayard, 2017). Il était donc évident dès le départ que dans le cadre d’un film d’une heure trente, nous ne pourrions pas évoquer toutes les dimensions de cette histoire et tous les faits révélés par l’enquête. D’autant plus que nous souhaitions avoir le temps d’aborder l’aspect du coût démocratique d’une telle affaire. Le choix s’est fait dès l’écriture du scénario, d’une certaine manière par soustraction, de ne garder que les événements et les personnages les plus éclairants et les plus utiles au récit de l’enquête.
COMMENT S’EST PASSÉ LE MONTAGE ENTRE LES ARCHIVES, LE COMMENTAIRE ET LES ENTRETIENS ? POURQUOI LA DÉCISION DE METTRE CERTAINES ARCHIVES PLUS À DISTANCE ?
YK : Il faut savoir que dans un film comme celui-là, le montage est l’étape de réalisation la plus importante (et la plus longue). C’est là que véritablement vous « écrivez » le film. C’est durant le montage que prend forme le récit, alternant entretiens, archives et commentaire. Les critères qui président à ce travail sont nombreux, mais les deux principaux enjeux sont la compréhension et la fluidité du montage. Sans prétendre vouloir révolutionner l’histoire du cinéma documentaire, il est important de se donner des enjeux formels. L’histoire de l’affaire Sarkozy/Kadhafi est une histoire passée et « au passé » quand on la raconte (même si le dernier chapitre va s’écrire au tribunal). Je voulais trouver une manière d’incarner un présent du film, celui du récit de l’enquête. D’où l’idée d’espaces différents, mais dans un lieu unique, car au cinéma d’une certaine manière, l’espace c’est le temps. Ensuite, il y a les hasards du repérage et des contraintes de production qui nous ont fait choisir cet appartement.Les images d’archives montrées dans le film sont presque exclusivement des images de télévision (du début des années 1990, jusqu’à aujourd’hui). Or, la dimension médiatique de l’affaire est importante, notamment à la fin du film. Il fallait donc pouvoir rendre compte d’un effet « télévision » quand c’était nécessaire, mais pas tout le temps. D’où l’idée d’avoir des dispositifs variés de mise en scène des archives qui offrent aux spectateurs et aux spectatrices un rapport différencié à ces images.
À QUEL MOMENT AVEZ-VOUS PENSÉ À FLORENCE LOIRET CAILLE POUR LA VOIX OFF ET POURQUOI ?
YK : Nous avions envie d’un timbre particulier, d’une scansion à la fois neutre, mais qui pouvait moduler, bref il nous fallait le travail d’un.e acteur.ice ! Assez naturellement, notre choix s’est porté sur Florence Loiret Caille que nous admirons tous beaucoup. Il se trouve que ses engagements sont connus, nous lui avons donc proposé et elle a immédiatement accepté.
POURQUOI AVOIR DÉCIDÉ DE FAIRE COÏNCIDER LA SORTIE DU FILM AVEC LE DÉBUT DU PROCÈS ?
FA : Le procès de l’affaire Sarkozy-Kadhafi s’ouvre le 6 janvier, et nous sommes en salles le 8. On s’est dit que c’était le moment idoine pour capter une partie de la curiosité que le procès va inévitablement susciter. Tout va être mis sur la table lors des audiences. De notre côté, nous jouons cartes sur table avec ce film. Mais PERSONNE N’Y COMPREND RIEN n’a pas vocation à faire le procès à la place du procès, surtout pas, mais à raconter l’histoire de l’enquête de Mediapart débutée en 2011 ! En quinze ans, on en a vu et vécu des choses… Et à côté de cela de réfléchir à ce que cette affaire nous raconte au-delà d’elle-même.
QU’ATTENDEZ-VOUS DE LA SORTIE DU FILM ?
FA : Il y a quelque chose de paradoxal avec l’affaire libyenne. Sa gravité, telle que décrite par exemple par les juges et les policiers qui ont enquêté dessus, est inversement proportionnelle à sa médiatisation et à sa place dans le débat public. Nous voulons, avec les moyens qui sont les nôtres, essayer de donner les principales clés au public pour que, désormais, il comprenne tout de cette histoire unique en son genre. On parle quand même d’une intrigue qui porte sur une démocratie, la nôtre, soupçonnée d’avoir été corrompue par une dictature, la Libye de Kadhafi, à laquelle on va finir par faire la guerre.
MH : Cette histoire est sombre. Et désastreuse à bien des égards, notamment pour l’image de la France. Mais à travers ce film, nous voulions aussi dire en creux qu’il y a du positif à tirer de toute cette histoire. Deux journalistes, puis des juges d’instructions qui se sont succédés, et quelques rares policiers, cela fait peu pour enquêter sur une affaire internationale de cette ampleur. Mais leur travail montre que rien n’est impossible. Que des contre-pouvoirs fonctionnent encore dans notre démocratie. Et qu’à force de travail, d’obstination, de persévérance, la vérité des faits peut émerger, même quand certains ont tout fait pour la dissimuler.
YK : La stratégie de Nicolas Sarkozy dans cette affaire (comme dans d’autres) a toujours été de se donner le rôle du persécuté – que ce soit par la justice ou par ses ennemis politiques – et d’en appeler à l’opinion publique. Faire un film, investir l’espace public, c’est donc aller sur le terrain de Nicolas Sarkozy et l’occuper avec une autre voix, raconter une autre histoire.