Fiction / France, Algérie

SIX PIEDS SUR TERRE

Sofiane, fils d’un ex-diplomate algérien, a beaucoup voyagé. Installé à Lyon pour ses études, il est victime d’une décision administrative et vit sous la menace d’une expulsion. Dans l’espoir de régulariser sa situation, il accepte de travailler pour des pompes funèbres musulmanes. Entre les fêtes, les rencontres et son emploi, Sofiane va se découvrir dans un parcours initiatique qui le conduira à construire sa propre identité et passer peu à peu vers l’âge adulte.

ANNÉE
RÉALISATION
SCENARIO
AVEC
FICHE TECHNIQUE
DATE DE SORTIE

2023

Karim BENSALAH

Karim BENSALAH et Jamal BELMAHI

Hamza MEZIANI, Kader AFFAK, Souad ARSANE

1h36 – Couleur – Dolby Digital 5.1

19 juin 2024

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Comment avez-vous choisi le titre de votre film : Six pieds sur terre ?

 

Ce titre qui m’a été suggéré, m’a tout de suite plu, car, d’une part, je suis fan de la série américaine au titre très proche, et, d’autre part, parce que derrière ce titre il y a une histoire construite comme un oxymore, ou comment le personnage principal arrive à prendre de la hauteur, à comprendre la valeur de la vie, grâce à son expérience de la mort.

 

Quelle est l’origine de l’histoire de six pieds sur terre, le portrait de ce jeune homme, sofiane, qui se révèle à travers la toilette des morts ?

 

Cela vient d’une rencontre avec quelqu’un qui m’a parlé de son travail aux pompes funèbres musulmanes et dont l’histoire a inspiré celle de mon personnage Sofiane. Immédiatement ce contexte m’a marqué. Ensuite il y a le fait que cela concernait une personne issue d’une classe sociale aisée qui se retrouve catapultée dans un milieu social, sociétal différent du sien. Évidemment cela permettait de construire un personnage qui se voit contraint à se poser des questions sur son identité profonde. Une nécessité pour Sofiane qui se sent étranger partout. C’est une sensation très particulière et très actuelle pour une certaine génération qui ne trouve sa place nulle part, qui ne se sent légitime en rien.

 

Pourquoi avoir choisi de faire de votre héros un fils de diplomate ?

 

Curieusement, j’ai mis un an à me rendre compte que j’avais fait de Sofiane un fils de diplomate, alors que je suis moi-même fils de diplomate ! Je ne pouvais partir que de mon expérience, de quelque chose que je connaissais pour mon histoire. Cela me permettait d’éviter tous les clichés liés au statut du jeune homme arabe. Mon arabité s’est réveillée en France. Avant d’y vivre, j’étais, ou plus exactement je me sentais «comme tout le monde». Arrivé en France, tout à coup, on me confronte à mon identité arabe, on ne me laisse plus choisir qui je suis, et on me demande si je me sens plus algérien ou brésilien, car mon père est algérien et ma mère est brésilienne. Cette question n’avait pas de sens pour moi. Elle me mettait mal à l’aise. Elle me faisait me sentir étrange.

 

Vouliez-vous à travers le personnage de Sofiane montrer la charge mentale qui pèse sur les jeunes hommes arabes dans notre société ?

 

Oui, mais ce n’est pas tant un rejet de l’arabité qui est en jeu, mais plutôt une volonté de ne pas être enfermé dans la case de «l’arabe». J’ai construit le personnage et son parcours autour de ces questions : Comment créer sa place ? Comment l’inventer alors qu’on est vu comme «l’étranger» ?

 

Pourquoi avoir choisi ce contexte très spécial de l’accompagnement des morts et des pompes funèbres ?

 

La mort m’obsède depuis très longtemps. Dans mes courts métrages : LE SECRET DE FATIMA, LES HEURES BLANCHES, il y a toujours la mort. J’ai à ce sujet, un héritage culturel brésilien d’origine portugaise très très présent. Il y a bien évidemment l’héritage de la guerre d’Algérie. Et j’ai eu aussi une expérience métaphysique de la mort très très jeune. À six, ans en allant à l’école, je me suis posé la question de la vie après la mort et depuis ça m’obsède. Je peux dire que mon expérience de la vie s’est faite à travers la mort. Elle est même fondatrice. J’ai grandi en Haïti au moment de la chute de Bébé Doc. En rentrant de l’école, je voyais des cadavres qui gisaient dans les rues. Pour moi cette expérience de la mort donne tout son sens à la question de la vie. C’est exactement ce à quoi Sofiane se retrouve confronté.

 

Ce choix de ce milieu professionnel très inhabituel est aussi très cinématographique, car il est l’objet de toute une ritualisation, une cérémonie visuelle. comme avez vous abordé cela ?

 

Il y a en effet pas mal de rituels. J’ai choisi de vraiment les aborder à travers les yeux, le ressenti, les émotions et l’évolution de Sofiane. Au départ il est perdu, il ne comprend pas les gestes qu’il faut faire, ce qu’ils veulent dire, puis il se laisse toucher par la beauté du rite, la sacralisation pleine de sens de cette ritualisation. C’est presque une expérience spirituelle. Il y a quelque chose qui décolle du simple réel. Au début, Sofiane observe cela de façon très concrète et matérialiste et peu à peu il va vers le spirituel. Je crois qu’on peut tous ressentir cela car nous possédons tous une part de spiritualité, quel que soit le nom qu’on lui donne. Je voulais montrer la part spirituelle de la religion musulmane, une religion qui est trop souvent vécue uniquement de façon sociétale et politique, alors que personnellement, j’ai une vraie fascination pour le rapport de l’Islam à la mort.

 

Était-il important pour vous de montrer la grande douceur et le grand recueillement de ce rapport aux morts de la religion musulmane ?

 

Oui. Je voulais capter cette simplicité, ce respect, cette célébration du corps pour lui dire au revoir. Il faut le toucher, le laver. Il fallait montrer qu’à ce moment-là le matériel et le spirituel ne sont pas coupés. Et puis il y a ce retour dans le cycle naturel à la terre. Le corps est enterré à même la terre. Ce rapport, cette humilité-là et le fait qu’il n’est pas nécessaire de construire des tombes monumentales, montraient qu’on est tous égaux face à la mort et à Dieu.

 

Comment avez-vous travaillé la caractérisation des personnages ?

 

Il y a pas mal de moi dans chacun des personnages ! Dans Sofiane mais aussi dans son père.

 

En quoi était-il important que la famille de sofiane soit une famille solaire ?

 

J’ai pris comme modèle ma famille avec parfois ses clichés, mais aussi ses particularités. À travers les personnages qui forment la famille de Sofiane, je voulais aussi cartographier comment chacun négocie avec son arabité ou l’Islam. Je voulais montrer qu’il n’y a pas un, mais des mondes musulmans.

 

Un autre grand personnage entoure sofiane comme un père de substitution étrange, il s’agit de Hadj. Qui est-il ? En quoi était-il nécessaire à votre histoire ? 

 

J’ai écrit ce rôle pour le comédien Kader Affak. Penser à lui m’a aidé à construire ce personnage. Kader possède cette double qualité, à savoir qu’il peut jouer quelqu’un dont émane à la fois une grande douceur et une implacable dureté. Par ailleurs Kader a une présence très forte et il en fallait pour incarner le côté mutique et opaque du personnage de Hadj. J’aime beaucoup les êtres qui, comme ça, parlent peu, ils m’intriguent. Ils semblent aller plus vite à l’essentiel, ils sont sans fioriture

 

Ce personnage est également surprenant avec son rapport à la nature, aux éléments que sofiane découvre. Pourquoi cette idée d’associer hadj au paysage simple de la verdure et de l’eau ?

 

Hadj est un personnage secret et d’une grande cohérence avec lui-même. C’est un personnage sensuel, qui de façon naturelle respecte la vie et les morts. C’est ce qu’il enseigne à Sofiane, sentir le monde à travers les morts comme quelque chose de naturel et sensoriel. Son silence dit beaucoup de choses. Il est instinctif. Il parle sans rien dire, avec ses gestes. J’ai rencontré des êtres comme ça, dont celui qui a coaché les comédiens sur les questions du rituel de la préparation des morts.

 

Comment avez-vous choisi le jeune comédien qui incarne Sofiane ? 

 

J’avais vu Hamza Meziani dans NOCTURAMA de Bertrand Bonello. Il y avait une scène avec lui dans les escaliers de la Samaritaine qui était impressionnante. Sa gestuelle m’avait fasciné. Hamza a une qualité très rare, à savoir une capacité à être présent dans l’absence, ou à être absent dans la présence. Il est bel et bien là, mais il est difficile de lire les émotions qui traversent son visage. Il possède cette qualité d’être naturellement indéchiffrable.

 

Quels ont été vos partis pris de réalisation ? On remarque que la caméra est souvent au milieu des personnages, avec une abondance de plans moyens.

 

La caméra devait représenter comment Sofiane voit le monde. Il s’agissait de suivre son parcours mental qui va d’un enfermement à une ouverture. On démarre avec un montage composé de nombreuses coupes, des ellipses nerveuses. Puis, peu à peu, Sofiane devenant de plus en plus curieux des autres, la réalisation va vers le plan séquence. À la fin du film, le cadre est de plus en plus dépouillé. Sofiane est davantage intégré au monde, et visuellement le film devient plus harmonieux. Pour la lumière, c’est la même démarche, on va vers quelque chose de plus en plus lumineux, après un début tout en clair-obscur.

 

Le son aussi est très important.

 

Il participe à la même démarche. Le début c’est un son dérangeant, disruptif, puis cela s’apaise et devient plus harmonieux. Mon film est le portrait d’un personnage, tout ce que l’on voit et entend se fait à travers lui. Le son est le son qu’il entend, celui qu’il retient du monde qui l’entoure. Au fur et à mesure que Sofiane s’ouvre, ce n’est plus le chaos sonore.

 

Comment analysez-vous le rythme du film ? 

 

C’est un rythme qui volontairement met du temps à trouver son tempo idéal. C’est un rythme troublé, comme le personnage. C’est intéressant car cela permet de faire comprendre combien nous avons tous dans la vie, sans que nous y réfléchissions, des rythmes de vie pas toujours sereins ou harmonieux et que c’est aussi la vie avec des accélérations comme au début du film, et des arrêts abrupts qui permettent au personnage de laisser sa pensée peu à peu comprendre, intégrer ce à quoi il assiste.

 

Vous choisissez de montrer aussi un autre contexte social, celui de l’art à travers la comédie. C’est une autre partie de sofiane que l’on découvre, celle d’une certaine liberté d’esprit qui laisse au passage vivre sa part féminine. En quoi était-ce nécessaire ? 

 

Je crois en la place de l’art comme lien avec le monde. Sofiane va à ces cours de théâtre parce qu’il suit une fille qu’il aime. C’est pour moi une façon de montrer que nos histoires de vies, l’histoire de mon personnage ne sont faites que de rencontres. Le théâtre, c’est à un moment de la vie de Sofiane la rencontre avec le monde extérieur. Et c’est non seulement la rencontre avec le monde extérieur, mais aussi la constitution pour le personnage d’une intériorité bien à lui. Le théâtre dans le film symbolise l’attirance de Sofiane pour l’art. C’est effectivement un terrain où il peut sans peur d’être jugé, exprimer sa part de féminité. Mais l’art devient le miroir de la vie. En ce sens ou c’est par ce qu’il fait en cours de théâtre qu’on lui renvoie qui il est. Et c’est aussi dans cet endroit qu’il commence enfin à s’ouvrir et se laisser voir.

 

Que représentent les femmes pour Sofiane ? 

 

Elles le sauvent chacune à des moments très précis. Que ce soit sa copine, ou sa jeune sœur qui assume bien plus que lui la vie extérieure. Sans les femmes, il ne serait pas là à la fin du film. C’est l’autre part d’ouverture du personnage sur le monde

 

Sofiane chante à un moment donné une chanson de variétés anglaise où certaines paroles évoquent le fait de ne pas savoir où est sa place. «What the hell i am doing here» ? Pourquoi lui faire chanter cela ?

 

D’abord parce que c’est une chanson du groupe Radiohead que sa copine adore, et dont elle porte le t-shirt la première fois qu’ils se rencontrent. En chantant cela, Sofiane veut lui rendre hommage. Ensuite, c’est un groupe que j’aime beaucoup. Enfin, cette chanson traduit ce que Sofiane ressent intérieurement. De par ses origines, il se sent hybride avec tout ce que cela comporte de difficultés. Cette séquence où il chante est aussi un moment où il reconnaît devant tout le monde ses maladresses, où il accepte d’être faillible. C’est la première fois qu’il s’ouvre et il le fait en public. Chanter va lui permettre d’avoir moins peur. Cela le pousse à se dire qu’il doit être tout le temps lui-même. Mais c’est aussi retoucher à un piano pour la première fois depuis la mort de sa mère qui était pianiste. C’est un peu le début de son véritable processus de deuil.

 

Comment avez-vous pensé, d’une manière générale, la musique de votre film ?

 

Je ne voulais surtout pas «folkloriser» le film avec de la musique arabe. Il s’agissait surtout de rendre compte de la multiplicité de l’identité de Sofiane à travers la musique. Comme il a vécu un peu partout, on passe de la musique rock, à de la pop, de l’électro, de la musique arabe, puis classique, pour finir avec la voix cristalline du chanteur brésilien Zeca Veloso.

 

Que vous a apporté l’expérience de diriger votre premier film ?

 

Qu’on peut faire de grandes rencontres avec une équipe. Qu’on peut même construire une utopie le temps d’un film.

 

Être solaire est une force comme l’attitude du père de Sofiane tout au long du film ?

 

Solaire ah ça oui ! Et puis aussi, je ne veux pas qu’il y ait de différence entre mon discours et mon comportement. Je veux sentir autour de moi des gens heureux quand je tourne, sinon je ne peux pas l’être. Le film m’a permis de construire ça.

LISTE TECHNIQUE

Scénario Karim BENSALAH et Jamal BELMAHI

Directeur de la photographie Pierre-Hubert MARTIN

Son Romain CADILHAC, Benjamin ROSIER

Mixage Xavier THIEULIN

Chef décorateur Gabrielle DESJEAN

Musique Adrien CASALIS

Montage Bénédicte CAZAURAN

Costumes Charlotte LEBOURGEOIS

Directeur de casting François GUIGNARD

Producteur Oualid BAHA

Production TACT PRODUCTION

Coproduction LES FILMS DU BILBOQUET

Coproductrice Eugénie MICHEL VILLETTE

LISTE ARTISTIQUE

Sofiane Hamza MEZIANI

El Haj Kader AFFAK

Nour Souad ARSANE

Boutlali Mostefa DJADJAM

Rachel Magdalena LAUBISH

Hamid Abbes ZAHMANI

Hind Karina TESTA

Morad Mehdi DJAADI

 

CE QU'EN DIT LA PRESSE

CAHIERS DU CINÉMA

Le film contourne un romantisme de la mort, et troque dans ses meilleurs moments les jalons du film d’apprentissage pour une quotidienneté plus étouffée, faite de regards évités et d’attachements mutiques.

 

L’OBS

À travers ce film d’apprentissage, le réalisateur, qui signe ici son premier long, dresse le portrait d’un éternel ado désinvolte et incapable de s’investir. L’originalité du scénario, le rapport à la religion et l’incongruité des situations pallient le manque d’inventivité de la mise en scène.

 

LA VOIX DU NORD

De ce postulat assez singulier, le réalisateur Karim Bensalah, dont c’est le premier film, tire un film qui nous fascine autant qu’il nous égare, mais qui brosse un portrait absolument inédit d’un jeune Arabe ayant visiblement du mal avec l’image qu’on renvoie de lui.

 

LE DAUPHINÉ LIBÉRÉ

Sorte d’Antoine Doinel chez les musulmans – on songe à Baisers volés (1968), quand le personnage fétiche de Truffaut faisait des petits boulots -, l’acteur Hamza Meziani traverse le film avec une nonchalance détachée.

 

LE MONDE

Un premier long-métrage délicat, qui voit un jeune fêtard, loin de ses racines, forcé de s’interroger sur son identité lorsqu’il rejoint une entreprise de pompes funèbres.

 

LE PARISIEN

Un long-métrage joli et émouvant, interprété par un comédien très attachant.

 

LES FICHES DU CINÉMA

Un parcours initiatique joliment dépeint aux images d’une grande subtilité.