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STRANGER EYES

Fiction / Singapour, Taïwan, France

Un jeune couple à la recherche de leur petite fille disparue découvre des enregistrements vidéo de leurs moments les plus intimes pris par un mystérieux voyeur, les conduisant à enquêter pour révéler la vérité derrière ces images – et sur eux-mêmes.

Année

2024

RÉALISATION

Siew Hua YEO

SCENARIO

Siew Hua YEO

AVEC

Chien-Ho WU, Lee KANG-SHENG, Vera CHEN, et Mila TRONCOSO

FICHE TECHNIQUE

2h04 - Couleur - Dolby Digital 5.1

A PARTIR DU

25 JUIN 2025

HORAIRES

A venir

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Votre dernier long métrage Stranger Eyes fait suite à votre film Les Étendues imaginaires (2018), qui avait remporté le Léopard d’or à Locarno. Cependant, le projet avait été initié avant ce dernier. Comment cela s’est-il passé ? 

 

Le scénario a-t-il beaucoup évolué depuis ? J’ai dû fouiller dans mes archives pour retrouver le premier jet du scénario qui date de 2012. J’avais pitché cette toute première version du film à différents interlocuteurs mais nous avons rencontré de nombreux obstacles niveau financement. Nous avons donc décidé, avec mon producteur Fran Borgia, de mettre le projet de côté et d’y revenir après Les Étendues imaginaires. Je lui suis reconnaissant d’être resté à mes côtés, malgré les hauts et les bas. Depuis, j’ai procédé à des réécritures importantes pour qu’elles s’accordent à la personne que je suis devenue en dix ans. Mes personnages ont mûri, tout comme moi. J’ai changé et le monde qui nous entoure aussi. N’oublions pas que dans l’intervalle, une pandémie est passée par là. Il n’est donc pas étonnant que le discours autour de la surveillance ait évolué si radicalement durant cette période. C’est comme si nous avions renoncé à revendiquer notre droit à la vie privée et que nous sommes dorénavant sur un compromis où l’on compose avec cette surveillance permanente. 

 

Votre film explore sous différents angles une vie sous surveillance, mais il va bien au-delà de ce simple postulat. Pouvez-vous nous raconter comment ce projet a vu le jour ? 

 

Vivant dans une cité-État surpeuplée comme Singapour, regarder mes voisins par la fenêtre de mon appartement fait partie de mon quotidien. Je sais à quels moments ils vont chercher leurs enfants à l’école et quand ils nourrissent leurs chiens. Je m’attends à ce qu’ils connaissent aussi mes habitudes. En même temps, je n’oublie jamais que l’État me surveille également, en train de surveiller quelqu’un. C’est un jeu de regards qui s’opère à trois niveaux. Mais au-delà de la surveillance, j’avais pour projet de faire un film sur la relation entre voir et être vu. Je pense que cette réflexion est d’autant plus pertinente aujourd’hui que grâce à la technologie, nous n’avons jamais été aussi connectés. De même, nous n’avons jamais été autant surveillés par l’État et par les grandes entreprises. Et nous ne nous sommes jamais autant espionnés les uns les autres. Je pense que nous ne mesurons pas suffisamment l’impact de ce mode de vie sur l’humanité. Qu’est-ce que cela signifie de vivre au quotidien, en sachant que nous sommes constamment observés ? Quel impact cela a-t-il sur notre perception de nous-mêmes et la manière dont on se projette dans l’avenir ? À l’inverse, à l’ère des identités numériques, notre existence est-elle désormais subordonnée au fait d’être vu et apprécié par le plus grand nombre possible ? Sommes-nous en train de devenir juste des images pour les autres? Il me semble que les images de nous-mêmes sont devenues plus réelles que nous désormais. 

 

Cette dernière phrase parle de l’ère des réseaux sociaux dans laquelle nous vivons. Est-ce que l’utilisation que vous faites des écrans dans votre film s’y réfère ? 

 

En tant que créateur d’images, je m’inquiète beaucoup de la façon dont elles influencent notre perception de nous-mêmes. Nous vivons une époque où il existe une tension entre ce que nous voyons et ce que nous pouvons tenir comme vrai. En même temps, nos liens avec le monde passent de plus en plus par le virtuel. Je ne pense pas que nous oublions qu’il déforme la réalité. Pour autant, nous continuons à utiliser ses espaces comme des miroirs ou comme des caméras pour prendre des selfies, afin de nous regarder avec plaisir ou dégoût. Parfois les deux. Dans mon film, j’utilise les écrans, et la réalité qu’ils reflètent, pour révéler les angoisses liées à la façon dont nous nous voyons et dont les autres nous perçoivent. Je m’intéresse aux dissonances et aux décalages, à ces étranges imperfections qui résident en chacun de nous. 

En effet, la réalité peut être vraiment étrange parfois. Est-ce la raison pour laquelle le réalisme imprègne si fortement votre film sans pour autant s’y limiter ? Ces distorsions de la réalité dont vous parlez ont-elles un lien avec le réalisme magique de votre film ? 

 

On m’a toujours dit que mes films oscillent sur une ligne ténue entre le réel et l’irréel, l’onirisme et le virtuel, ce qui semble se rapprocher du réalisme magique. Pour moi, ces moments où la réalité se fissure permettent de rendre le quotidien plus étrange et remettent en question certaines de nos convictions. Originaire de l’Asie du Sud-Est, je pense que j’ai une prédisposition naturelle à accepter ce qui va au-delà du visible. Ce n’est pas quelque chose que je questionne à outrance, ou que j’ai besoin de qualifier de « magique ». Je m’efforce plutôt de rester sensible à ces instants éphémères qui se manifestent à moi, pour ensuite les traduire dans un langage visuel cohérent avec le film. 

 

Pouvez-vous illustrer votre propos ? 

 

À environ un tiers du film, la mère de Junyang, interprétée par Vera Chen, prend les jumelles d’un officier de police pour observer son propre appartement, depuis l’immeuble d’en face. Elle voit une intruse chez elle. J’ai imaginé que cette jeune fille qui danse dans son appartement pourrait être une projection de son passé, observée à travers des jumelles plutôt qu’une caméra. Le film propose à cet instant précis une rupture temporelle, qui devient essentielle pour la suite de l’histoire. C’est aussi le moment où apparaît la vieille mère aveugle de Wu, ce qui à mes yeux ne constitue pas un simple hasard. Si l’on établit un lien entre Junyang et Wu, cette vieille femme pourrait être aussi une sorte de présage. Cette scène me semble donc un point de rencontre entre le passé, le présent et le futur, mais cela ne devient clair qu’après coup. La linéarité n’est pas vraiment quelque chose que l’on attend de vous. 

 

Comme dans votre film précédent, Stranger Eyes présente une structure en triptyque. Votre récit suit une sorte de temporalité entre le présent, le passé, le futur ou bien entre le passé, le plus-que-parfait et le présent. Comment ce jeu sur le temps fonctionne-t-il dans votre narration ? 

 

La manière dont les temporalités se déploient dans le film et font émerger des sens nouveaux m’intéresse. C’est un aspect que j’avais commencé à explorer dans Les étendues imaginaires, où deux personnages aux trajectoires très éloignées semblent se rejoindre dans l’acte final, ce qui crée un effet de superposition. Avec Stranger Eyes, j’ai introduit de la subjectivité, en montrant des personnages à travers le regard d’autres protagonistes. Je considère parfois ces moments qui se détachent de la temporalité du film, comme les étapes d’un processus dialectique, à l’origine de nouvelles identités et de prémices inédits. 

 

Comment avez-vous travaillé avec votre directeur de la photographie, Hideho Urata, pour créer cette atmosphère spécifique et ce brouillage des repères, notamment dans les choix de lumière et de cadrage ? 

 

Hideho et moi avions déjà collaboré sur mon précédent film, Les étendues imaginaires. Nous avons décidé d’approfondir ce que nous avions élaboré au préalable, en accentuant le sentiment de mouvement. Puisque le film parle de filature, il était essentiel que le spectateur soit lui-même dans la posture d’un traqueur qui observe une cible sans méfiance. Nous avons également tourné en gardant la question du point de vue à l’esprit, car ce film s’ancre profondément dans cette réflexion. Il était important de réfléchir non seulement à ce qui apparaît à l’écran, mais aussi à ce qui reste hors champ. 

 

Vos films ne semblent pas s’achever avec la résolution du mystère. Nous avons l’impression que l’histoire recommence et que ce qui s’est passé avant n’était qu’un prélude à ce qui va se dérouler par la suite. Quel rôle joue « cette histoire après l’histoire » dans Stranger Eyes ? 

 

Je pense parfois que les répercussions d’un événement en disent plus long sur nous que nos réactions immédiates face à un danger, quand notre instinct de survie prend le dessus. C’est aussi dans ces moments-là que l’on est ouvert à la contemplation et à la transformation. Ce sont ces nouveaux départs que j’ai envie d’explorer, car ils sont souvent surprenants, même pour moi. Il est difficile de savoir comment les choses évolueront une fois que l’intrigue se termine et que la vie commence réellement. En tant qu’auteur, c’est là que réside la véritable fascination. En effet, à cet instant précis le film pourrait prendre n’importe quelle direction. Dans le cas de Junyang, nous le voyons développer une obsession pour l’homme qui le suivait, et il commence à l’observer. Contrairement au début, il n’a plus pour objectif de retrouver sa fille. D’un côté, son observation semble dénuée de fondement. Mais de l’autre, observer quelqu’un sans raison, ni but me paraît être la manière la plus sincère de le faire. On cesse d’être influencé par son propre regard, et je crois que dans cette situation où nous percevons vraiment l’autre, on se perd en lui. 

 

Est-ce la raison pour laquelle nous voyons Junyang commencer à imiter le voyeur Wu, qui est lui-même un père ? Comme le dit aussi l’enquêteur dans le film : « Il suffit d’observer quelqu’un d’assez près et de garder les yeux rivés sur lui. À un moment donné, même s’il n’est pas un criminel, il finira par en devenir un. » C’est une déclaration assez forte sur laquelle vous refermez votre film. 

 

J’ai toujours pensé que si nous fixons quelqu’un intensément et que nous l’observons longtemps, nous commençons à lui ressembler. C’est un processus mimétique qui se produit sans qu’on en ait conscience. On commence à marcher comme lui, à parler comme lui, à adopter sa gestuelle et ses expressions. Ce processus de transformation est loin d’être anodin. Je ne crois pas à une observation neutre et objective. Il faut forcément projeter une part de notre humanité sur ce que nous observons, pour pouvoir lui donner un sens. Il est donc naturel que l’on finisse par voir ce que l’on veut voir. Ou pire, on finit par ne voir que soi-même. Je pense que c’est ce qui arrive aux deux personnages masculins du film. Parfois, je me demande s’ils ne sont pas simplement le passé et le futur qui s’observent mutuellement. 

 

Ces idées très profondes nourrissent une histoire en apparence simple. Est-ce que cela découle de vos études de philosophie ? Comment vous êtes-vous tourné vers le cinéma ? 

 

En fait, c’est l’inverse qui s’est produit. Je suis arrivé au cinéma avant. J’étais étudiant en école de cinéma il y a plus de vingt ans de cela. Je savais utiliser une caméra, actionner les boutons mais je n’avais pas l’impression d’avoir grand-chose à dire, en tant que cinéaste. Plus tard, je me suis laissé le temps de réfléchir à ces questions d’identité et de subjectivité, pendant mes études de philosophie. En pratique, mon retour au cinéma n’est en réalité que la poursuite de ma réflexion sur ces questions-là. On ne peut pas dire que c’est un retour, puisque je n’ai jamais vraiment abandonné le cinéma. Mais la philosophie et le cinéma sont indissociables dans ma démarche. 

 

Le film est indéniablement très cérébral, mais vous n’avez pas laissé la théorie prendre le dessus. Il reste incarné. 

 

Bien que l’histoire serve à transmettre ces idées auxquelles je réfléchissais depuis longtemps, ce n’est qu’au moment où les acteurs ont interprété leurs rôles que je les ai vraiment comprises. Leur jeu a permis de les incarner. Au final, ce qui m’intéresse, c’est la condition humaine. Il était donc important pour moi de ne pas tirer de conclusions hâtives, avant de voir comment ces idées se traduisaient à travers les regards chargés de désir et la vulnérabilité bouleversante que les acteurs insufflaient à leurs personnages. Ces idées, sur le plateau, prenaient vie grâce aux acteurs, à leurs corps et à leurs souffles. La beauté du cinéma, c’est que toutes ces idées complexes peuvent transiter par les yeux des interprètes. Parfois, un seul regard suffit. 

 

Vous offrez à Lee Kang-Sheng l’une de ses meilleures performances, ce qui est remarquable après les films qu’il a tournés avec Tsai Ming-liang. Comment lui avez-vous proposé le rôle ? 

 

J’ai toujours admiré Lee Kang-Sheng. Il a interprété beaucoup de rôles avec peu de dialogues, ce qui fait qu’il maîtrise parfaitement le langage corporel, en plus de son regard plein d’acuité. Je pense que pour incarner un voyeur silencieux, il n’y a personne qui puisse rivaliser avec lui. Selon moi, Lee Kang-Sheng n’est pas qu’un acteur qui surpasse les autres : il évolue dans une catégorie à part. Il n’y a jamais eu un autre Lee Kang-Sheng, et j’ose dire qu’il n’y en aura jamais. Par chance, c’est un véritable plaisir de travailler avec lui sur le plateau, et je n’ai jamais été déçu, pas même une seconde. C’est une légende et en même temps, une personne agréable et formidable. 

 

Le casting réunit des acteurs qui viennent de Singapour, de Taïwan et d’horizons internationaux. Comment avez-vous utilisé cette diversité des origines pour souligner la pluralité des points de vue dans votre récit ? 

 

J’aime mélanger des acteurs aux parcours et formations variés. Ils apportent beaucoup de leur personnalité aux rôles qu’ils incarnent, et tirer parti de cette diversité est toujours au cœur de mon processus de travail. Je trouve que cela pousse les acteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes, car ils sortent de leur zone de confort. Cela les incite à explorer de nouvelles facettes d’eux-mêmes, ce qui enrichit considérablement leur interprétation. 

 

Stranger Eyes semble osciller entre thriller psychologique et réflexion sur les angoisses liées à la parentalité. Comment cette idée vous est-elle venue ? Qu’appréciez-vous dans la réalisation d’un film de genre ? 

 

Une forme d’angoisse liée à la parentalité émerge aujourd’hui, qui n’existait pas auparavant. Contrairement aux générations précédentes, où fonder une famille et avoir des enfants semblait être une évidence, je rencontre désormais des couples qui remettent en question cette norme et considèrent les aspects financiers, écologiques et éthiques. Je voulais explorer ces préoccupations auxquelles de jeunes couples sont confrontés. Cela me paraît naturel de percevoir la parentalité, surtout quand on n’est pas prêt, comme un véritable thriller psychologique. J’ai donc imaginé un thriller qui, tout en ressemblant à une enquête policière, finit par révéler nos zones d’ombre et notre vulnérabilité. 

 

Pourquoi cette réflexion sur la famille vous traverse-t-elle maintenant ? 

 

Ces temps-ci, je réfléchis beaucoup à cette question, probablement à cause de mon âge. Je me demande si plus jeune, j’aurais eu du mal à être père. Est-ce que j’aurais tout raté ? C’est un peu présomptueux de penser que je pourrais un jour être prêt à assumer ce rôle, même si je suis plus âgé, sans forcément être plus sage. Personne n’est jamais vraiment préparé à être parent, jusqu’à ce qu’on le devienne. Je crois que beaucoup de mes espoirs et de mes peurs se sont invités dans ce film que j’ai mis plus de dix ans à écrire et réécrire. Et même si je n’avais pas pensé à projeter mes angoisses dedans, je me suis rendu compte, bien plus tard au montage, que le film témoignait de deux de mes plus grandes craintes : la solitude et le temps perdu. 

 

Ces sentiments transparaissent dans l’inoubliable chanson de Tsai Chin, Endless Love, qui accompagne la scène dans le supermarché. Vous avez su en faire l’un des moments les plus mémorables du film. Comment avez-vous conçu cette scène ? 

 

C’est une chanson iconique pour qui connaît la musique pop chinoise. Je crois qu’elle est sortie avant même ma naissance. Je me souviens qu’elle m’avait profondément marqué pendant mon enfance, et j’ai été surpris de découvrir que les jeunes d’aujourd’hui la fredonnent encore. Je voulais exploiter cette dimension intemporelle et intergénérationnelle. Après tout, la musique fait le lien entre Peiying et Wu, malgré la grande différence d’âge qui les sépare. Si l’on y réfléchit bien, leur relation transite toujours par le son. Il y a d’abord la session DJ de Peiying. Puis Wu lui répond, en lui faisant écouter un morceau de musique qui renvoie à ses propres souvenirs. C’est une sérénade qui parle d’un amour impossible à oublier et qui montre comment Wu se perd dans son passé, car Peiying lui rappelle quelqu’un qu’il a aimé. C’est à la fois bouleversant et tendre car ils ne se rencontrent jamais, mais grâce aux caméras, il peut la voir et elle peut être vue. La chanson revient à la fin du film, comme un écho avec tout ce qui vient de se passer, mais cette fois-ci avec le jeune père. À mon sens, Peiying joue un rôle-clé dans toute l’histoire. 

 

En parlant de la fin, le couple se regarde mais il est difficile de savoir s’il se voit vraiment. Junyang peut-il infléchir son destin en tant que père ? 

 

J’aimerais penser que oui.

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