Quel a été votre parcours avant de réaliser ce film ?
Depuis mon enfance, j’aime écouter et raconter des histoires. C’est donc tout à fait naturellement que je me suis tournée vers le journalisme. J’ai écrit pour des journaux et des magazines, puis j’ai commencé à réaliser des reportages et des programmes documentaires pour la SIC, une chaîne de télévision portugaise.
J’ai toujours voulu travailler dans le cinéma, mais parfois il faut attendre le bon moment pour vivre une grande passion. C’était mon cas. Comment ai-je su que c’était le bon moment ? Je ne le sais toujours pas. Tout ce que je sais, c’est que je ne pouvais plus m’arrêter de tourner
Quelle est la genèse du film ?
Le point de départ a été la curiosité. Je voulais en savoir plus sur Cesária Évora. Qui était cette femme qui a toujours placé sa liberté au-dessus de tout ? J’avais envie de comprendre comment une artiste noire et pauvre était passée de l’indigence à la célébrité ; à l’âge de 50 ans, tout en restant elle-même.
Trois jours après ses funérailles, en 2011, je me tenais devant ma maison sur l’île de São Vicente, qui se trouve à deux pas de la demeure de Cesária. Je pouvais voir la tristesse dans les yeux d’un peuple orphelin. Ce jour-là, je me suis dit pour la première fois qu’il faudrait faire un film sur cette femme incroyable. Mais à l’époque, j’étais encore loin d’imaginer que je réaliserai un film sur elle un jour.
Comment avez-vous eu accès aux archives qui nous montrent une Cesária Évora intime, chez elle, entourée de ses proches ?
Les recherches ont pris du temps et se sont avérées difficiles. Nous avons contacté des dizaines et des dizaines de personnes. Au début, tout le monde nous a dit qu’il n’y avait pas d’images. Après un an de prospection, nous n’avions pas de matière très intéressante, je peux le dire. Puis un jour, un musicien m’a apporté un sac en plastique contenant plus de dix films. Il ne les avait jamais vus auparavant et m’a dit : “C’est pour toi, mais fais attention, je ne sais pas ce qu’ils contiennent ». C’était une journée mémorable !
Ensuite, nous avons commencé à trouver de nouvelles archives à droite, à gauche. Un jour, le manager de Cesária m’a dit qu’il possédait à l’époque une caméra, mais il ne savait pas ce qu’il avait fait des images. Plus d’un an après, il a retrouvé un sac en plastique avec des bandes. Nous étions en pleine pandémie et j’ai dû attendre d’avoir un vol Mindelo-Lisbonne pour les découvrir. Quelle angoisse ! Mais cela valait la peine d’attendre car les vidéos étaient incroyables.
Mon film se compose d’images et de sons provenant de diverses sources, presque toutes issues d’archives privées. Grâce à ce film, j’ai rencontré des personnes exceptionnelles qui nous ont beaucoup aidés et nous ont fait confiance, en nous donnant accès à leurs souvenirs mais aussi à leurs archives. Je ne peux que les remercier.
Pourquoi avez-vous choisi de ne garder que les voix de vos intervenants, plutôt que de les montrer à l’image ?
Je n’ai pas filmé les intervenants pour diverses raisons. Dès le départ, nous voulions que le film soit centré sur Cesária et que les spectateurs soient avec elle, qu’ils rentrent dans sa maison, se tiennent dans les coulisses. Les personnes qui apparaissent dans le film sont importantes : elles aident à contextualiser une époque et une réalité. Elles partagent des informations pertinentes sur Cesária qui contribuent à dresser son portrait. Elles ont joué un rôle important à des moments précis de sa vie. Il est donc logique de les voir à cette époque-là et non pas aujourd’hui. C’est pourquoi, elles apparaissent souvent dans des images d’archives.
D’autre part, je pense qu’avoir des intervenants face caméra ruinerait l’intimité que je souhaite installer entre le public et l’univers de Cesária.
La dernière raison tient à l’importance de sa voix. C’est sa voix qui lui a ouvert le monde, sa voix qui a façonné son destin. Nous avons donc pensé que ce devrait être une sorte de « film vocal ». Les voix de ceux qui étaient les plus proches de Cesária s’unissent pour révéler son histoire.
Ce mélange de voix produit une sorte de partition…
Je l’espère.
Avez-vous cherché à donner une structure musicale à votre film avec ces quelques plans qui se répètent ?
Je voulais installer une « atmosphère » et créer une narration esthétique, spécifique à certains moments et à certains sujets. Ces plans créent une ambiance particulière et, à cet égard, on peut peut-être parler d’une structure musicale.
Vous utilisez beaucoup de plans de coupe de paysages capverdiens. Pourquoi ce choix ?
Je crois qu’il est nécessaire de comprendre l’environnement d’une personne pour la connaître. En ce qui concerne Cesária, il s’agit du Cap-Vert et plus particulièrement, de l’île de São Vicente et plus encore, de la ville de Mindelo. On ne parle pas seulement du sol sur lequel elle a marché mais de l’air qu’elle a respiré. Elle est cette mer bleue, ces montagnes arides, ce vent. On retrouve Mindelo dans sa personnalité, sa manière d’être, son humour…
Comment avez-vous conçu votre narration qui dépasse la success story classique ?
Cesária ne se résume pas à une histoire de succès. Elle représente bien plus que cela. Dès le départ, le film était censé parler de l’artiste, mais surtout de la femme, car sa voix est le reflet de sa vie.
Souhaitiez-vous raconter le caractère de Cesária Évora aussi à travers le passé colonial de son pays d’origine ?
Mon objectif était de faire le portrait de Cesária mais je ne pouvais pas y arriver, sans la connecter à ses racines. Comme je l’ai dit auparavant, elle était cette terre. Elle est “la diva aux pieds nus” pour une raison qui dépasse le marketing. Ou plutôt : le marketing n’a fait qu’accentuer la réalité. Cesária a grandi à l’époque coloniale. Comme la majorité de la population noire et pauvre, elle marchait pieds nus. Cesária appartenait à la frange la plus défavorisée et marginalisée de la société. Comme elle n’avait pas de chaussures, elle n’avait pas accès aux beaux quartiers et à la place principale de la ville. Un vécu comme celui-là façonne une personnalité. Je suis sûre qu’il existe mille façons de raconter une histoire, mais je ne peux pas aborder la trajectoire d’une personne, sans tenir compte du contexte, de l’époque et de l’espace dans lesquels elle a grandi et évolué.
Quand elle était en tournée, Cesária Évora cherchait à rencontrer des Capverdiens. D’où vient, d’après vous, ce besoin viscéral ?
Cesária n’a jamais été dépassée par le succès. Elle est toujours restée fidèle à elle-même et a préservé sa liberté. Être avec les Capverdiens, parler le créole, manger les plats typiques de son pays comptaient vraiment pour elle. Elle a parcouru le monde sans jamais vraiment quitter São Vicente.
De l’alcoolisme à la dépression, vous n’occultez pas la face sombre de Cesária Évora mais vous ne dramatisez pas non plus ces aspects. Pourquoi ce choix ?
Parce que ces aspects sont importants pour comprendre Cesária, mais ils ne la définissent pas. Cesária représente tellement plus.
L’épisode de son enfermement volontaire de dix années s’achève grâce à la musique. Etait-elle une manière de sortir de sa prison intérieure ?
Chanter était bien plus important pour elle qu’il n’y paraît. Je crois aussi qu’elle a quitté la maison cette nuit-là parce qu’elle l’avait décidé. Cesária faisait toujours ce qu’elle voulait, quand elle le voulait.
Si le mot n’est pas prononcé dans le film, pourrait-on toutefois la qualifier de féministe ?
Cesária était une femme très intelligente. Elle savait à peine écrire et ne connaissait pas des expressions comme « l’émancipation des femmes » ou « l’égalité des sexes », mais elle vivait ces combats au quotidien.
Elle ne faisait pas de discours, elle agissait. C’était à travers sa manière de vivre qu’elle défendait les droits des femmes.
Son affection pour le jeune Piroc est évoqué de manière pudique, tout comme l’homosexualité de ce dernier….
La relation entre Cesária et Piroc était fondée sur une profonde amitié, ou comme Piroc l’a décrit lui-même, une relation « mère-fils ». Piroc était initialement l’ami de sa fille. Ensuite, Cesária et lui sont devenus amis et confidents. Cesária accueillait tout le monde chez elle, mais plus joyeusement encore, ceux qui étaient les plus discriminés.
Vous ouvrez le film sur ses pieds. En quoi métaphorisent-ils ce qu’elle était ?
Je crois que pour connaître l’artiste, il faut connaître la femme. Cesária avait une voix exceptionnelle, nourrie par tout ce qu’elle avait vécu. Cette voix raconte la douleur et la joie, la vie difficile au Cap vert et l’émigration.
Les pieds de Cesária Evora sont devenus sa marque de fabrique. Elle était authentique. Bien qu’elle soit devenue une diva, elle n’a jamais cessé d’être une femme aux pieds nus. Et cette authenticité, cette liberté, cette fidélité à ce qu’elle était, sont surprenantes et envoûtantes.
Votre film s’achève sur une voix qui s’éteint. Pourquoi, sans elle, Cesária Évora ne pouvait plus vivre ?
Tout simplement parce que le chant était sa vie.
Est-ce que votre film a été projeté au Cap-Vert et en présence des membres de sa famille ?
Oui ! C’était incroyable de projeter le film au Cap-Vert ! En décembre 2022, nous avons eu trois projections à São Vicente, une à Santo Antão et trois à Santiago. La réaction des gens est quelque chose que l’on n’oublie pas. À São Vicente, il y a eu trois projections en plein air, chacune avec une capacité de plus de 600 places et elles étaient toutes complètes. La famille de Cesária avait déjà vu le film, Elle a eu l’occasion de le voir pour la première fois à Lisbonne, lorsqu’il a été présenté au Festival IndieLisboa. J’avoue que j’appréhendais un peu. Je suis allée au cinéma, en me demandant : « Qu’est-ce qu’ils vont penser ? » Je me suis calmée quand, deux minutes après le début du film, j’ai entendu ses petits-enfants rire énormément.
Votre film a été sélectionné dans de nombreux festivals à travers le monde. Quelles ont été les réactions du public ? Vient-il vous remercier pour le vibrant hommage que vous rendez à Cesária Évora ? Danse-t-il ou chante-t-il dans la salle ?
J’ai eu en effet la chance de présenter le film dans différents pays et la réaction du public dépend toujours de la relation qu’il entretient à Cesária. Au Portugal, au Cap-Vert, à Bruxelles ou à Cracovie, les salles étaient pleines de personnes qui avaient des souvenirs d’elle. Mais il m’est également arrivé de présenter le film dans des salles bondées où personne ne connaissait Cesária. Ce sont les projections les plus difficiles et, d’un autre côté, les plus signifiantes car c’est encore plus incroyable de voir le public passer du rire aux larmes.
J’ai vu beaucoup de personnes chanter, mais aucune n’a encore dansé. Ce serait merveilleux ! Je suis curieuse de voir la réaction du public en France. Cesária avait une tendresse particulière pour la France et pour les Français. Elle disait toujours que c’était la France qui avait fait son succès.
Propos recueillis par Sandrine Marques en juillet 2023