Documentaire / France

ICI BRAZZA

« Ici Brazza », tout un programme : une zone en friche vit ses dernières heures. 53 hectares à bâtir pour un vaste projet immobilier dans l’air du temps. Chronique d’un terrain vague en transformation, le film scrute l’annonce d’un « nouvel art de vivre » dans la réalité brute du terrain. Suscitant désir et appréhension, les états successifs du paysage dessinent au fil des ans l’image de la ville de demain.

ANNÉE
RÉALISATION
SCENARIO
AVEC
FICHE TECHNIQUE
DATE DE SORTIE

2023

Antoine BOUTET

Antoine BOUTET

1h26 – Couleur – 1.85 – Dolby Digital 5.1

24 janvier 2024

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Lors de la sortie dans les salles de ton dernier film (Sud Eau Nord Déplacer – janvier 2015), tu précisais que « l’envie d’être à nouveau en terre inconnue, c’est toujours mon point de départ ». Ici Brazza se déroule dans ta ville natale, presque en bas de chez toi. Comment as-tu abordé cette position assez singulière ?

 

De film en film, je m’efforce de trouver une autre approche, de renouveler, ou en tout cas, d’approfondir ma « manière de faire ». Ce qui relie mes précédents films, ce sont certainement le rapport au lointain et la dimension « extraordinaire » du sujet. Avec Ici Brazza, je m’intéresse pour une fois à un territoire plus « banal » et à un sujet d’une bien moindre échelle géographique. La question était donc de savoir comment cela pouvait fonctionner, si je pouvais me retrouver en état de découverte, retrouver cette position d’étranger, adopter le bon point de vue. Je suis convaincu que tout peut être filmé, que c’est une question de regard. Donc, là encore et différemment, je me suis déclaré en « terre inconnue », attentif à tout ce qui s’y passait.

 

Entre territoire en mutation et projet d’aménagement urbain, quel est le personnage principal du film ?

 

C’est le territoire très clairement. Ce territoire près de chez moi, je l’avais arpenté à plusieurs reprises. À l’époque où le projet du film émerge, il est en friche et vu son emplacement dans la ville j’ai le sentiment que cette situation ne va pas durer. Le projet urbain que je découvre, je le trouve à priori intéressant. La manière de penser ensemble le paysage et l’architecture, le choix de démarrer par la question du paysage avant celle de l’architecture, la réflexion proposée sur l’espace offert aux habitants… Je pars d’un sentiment « favorable » pour regarder comment les choses vont se dérouler, comment le territoire va être amené à évoluer. À partir de là, je pourrais dire que je m’installe dans le paysage, que j’observe et j’attends. Aucune situation, puisque provenant du site n’était à négliger : les insectes qui occupent l’espace, les végétaux qui fissurent les murets, la lumière, le vent, la pluie, les saisons qui transforment le paysage, des piquets de chantier dans les mauvaises herbes, une publicité délavée au fil des mois… Chaque détail racontait quelque chose. Il fallait trouver leur sens et leur donner un rôle dans la Grande Histoire de la ville en chantier. C’est comme ça, à la marge, que le film s’est construit.

 

En quelque sorte, cela rejoint la position que tu adoptais dans tes précédents films. En particulier Sud Eau Nord Déplacer. Même si tu y étais en mouvement, engagé dans une traversée…

 

C’est évident. Même si les échelles sont différentes. En Chine, j’avais pu profiter de la perspective et du grand paysage. À Bordeaux, je me retrouve plus « à l’étroit », plus contraint en terme d’espace. Je devais chercher autre chose au milieu de ces 50 hectares, être plus dans le détail. Je devais faire confiance au terrain, me dire que tout était là mais qu’il fallait trouver, prêter une attention suffisante, même dans des éléments à priori futiles. Ces éléments-là, avec le temps, pouvaient prendre de la « valeur », se relier à d’autres et révéler de nouvelles dimensions. Contrairement aux territoires de mes précédents films que je ne traversais qu’une ou deux fois, ici, j’allais revenir. Souvent. Je me devais de ne rien négliger. Car un endroit à un moment donné peut paraître banal ; quelque temps après, à la lumière d’un nouvel aménagement, il peut prendre un nouveau relief.

 

Selon toi, qu’est-ce que peut le cinéma à cet endroit précis de la mutation d’un territoire urbain ?

 

Il peut montrer ce qu’on ne voit pas d’ordinaire et qui pourtant est sous nos yeux. Je me suis concentré sur le « déjà là » du territoire et sur ce que je pouvais cinématographiquement en dire. J’ai cherché une forme pour rendre les sensations et les émotions que je ressentais plutôt que de convoquer l’explication ou les témoignages. Pour cela, j’ai choisi la position du passant, les pieds sur terre, qui observe ce qu’on lui donne à voir, et qui confronte la fiction urbaine qu’il découvre à la dure réalité du terrain. En ce sens, ce n’est pas un film bavard qui explique et prend par la main, qui suit des personnages qui raconteront leur projet, leurs luttes ou leurs malheurs. Ce qui est bavard ici, ce sont les signes dans l’espace public, les slogans, les publicités, les silhouettes en 3D d’une génération à cibler en priorité. C’est le discours des promoteurs qui fait mine de proposer quand il s’agit d’imposer. Le film le montre avec une certaine ironie.

 

5 années séparent l’émergence du fi lm et son aboutissement. Comment gérer ce temps long ?

 

Je voulais ce temps long pour montrer le changement. Et faire un fi lm sans savoir quand il se terminera ni où il se dirigera. D’autant que je ne maîtrisais pas la temporalité qui était celle du projet urbain. C’est lui qui donnait le rythme. J’ai commencé par documenter le « déjà là », cette friche qui allait disparaître. J’ai dû ensuite me caler sur le planning des travaux, sur ses différentes étapes, sur leur durée. C’était une autre expérience, venir et revenir tous les six mois. Et lorsque j’ai filmé la première phase du projet et les premières finitions, le temps cinématographique a repris le dessus. J’ai compris qu’il n’était pas utile de suivre le chantier jusqu’à son terme, au risque sinon d’être dans une certaine répétition. Il y avait à ce moment-là une fi n possible avec l’arrivée des premiers habitants. Et la structure était posée. En ayant suivi quelques endroits emblématiques, je pouvais jouer avec ces phénomènes d’apparition / disparition, donner à ressentir une certaine fragilité de la ville dans le temps, structurer le fi lm comme un jeu de construction. Dans quelle dimension est-on ? Celle du dessin ? De la maquette ? Du construit ? Du rêve ou du réel ? Le fi lm a fi ni par brouiller les pistes.

 

Pour revenir au projet d’aménagement urbain, tu adoptes une position cinématographique particulière concernant ses protagonistes. Des silhouettes, des voix-off… pourquoi les avoir ainsi donné à voir ?

 

Ce projet urbain est particulièrement complexe. Plutôt que de le raconter « de l’intérieur », comme un fi lm d’architecture, je me suis plutôt tenu à sa périphérie, en m’intéressant à son enveloppe, à son « emballage ». La communication qui l’entoure, la façon de le présenter et de le vendre, je l’ai pris comme une fiction urbaine. Je l’ai abordé comme un spectacle, un théâtre où un décor qui se construit. La fabrique de la ville, c’est un mélange de désirs et de projections très puissants. Élus, aménageurs, architectes, promoteurs, habitants… tout le monde se projette dans un futur, un nouveau récit. Et moi-même avec ce désir de fi lm. Et en même temps, je tenais à ne pas perdre de vue le terrain, comme un contrepoint au fantasme d’aménagement. Le fi lm devait conserver comme centre le territoire et sa matérialité. Comme, par exemple, le décalage entre la nature « sauvage » et celle domestiquée. Quoiqu’il en soit, tout est parti du sol. Le sol, qui abrite les couches des périodes passées et, en même temps, permet de poser les fondations du futur. Filmer la terre et la boue, c’était entremêler ces deux temporalités. Mais sans nostalgie.

 

Le film se termine sur une tonalité plutôt « sombre». Il y plane en tout cas comme un parfum d’inquiétude…

 

Lorsque l’on fi lme un quartier qui sort tout juste de terre et n’est pas encore peuplé c’est souvent froid. Il manque l’essentiel : la vie, le mouvement… Terminer là le film, « en suspens », permet de s’interroger sur la manière dont la vie va se dérouler. Peut-être que le quartier tiendra ses promesses, peut-être pas, le fi lm n’est pas là pour le dire. En même temps, ça interroge. Comment « trouver sa place » dans ce chamboulement, qu’on soit un être humain, un végétal, un oiseau ? Cette difficulté à s’articuler avec son temps traverse le fi lm et mon cinéma en général.

 

Par rapport à tes films plus « lointains » et plus « grands », Ici Brazza a-t-il été plus complexe à mener ?

 

D’une certaine manière, oui. Bien que je pensais l’inverse au départ. Pourquoi s’intéresser à un simple terrain vague ? Quelle histoire en raconter qui puisse avoir un intérêt ? Mais je vois un prolongement de mes films précédents à deux endroits. D’abord, dans le fait de pousser plus loin le sujet du pouvoir politique et ses modes de représentation avec toujours cette temporalité du chantier comme un temps suspendu entre présent et futur. Ensuite, en poussant la forme du film – par le son composé, les procédés techniques au tournage, des choix de montage – vers la fable, la fiction urbaine dont on a parlé.

À PROPOS DU RÉALISATEUR

Antoine Boutet est un réalisateur français. Depuis 15 ans, ses films documentaires prolongent son travail de plasticien sur la transformation du paysage : le long-métrage « Sud Eau Nord Déplacer » suit pendant quatre ans le plus grand projet de détournement d’eau au monde ; « Zone of initial dilution » montre un territoire bouleversé par la construction du barrage des Trois-Gorges en Chine ; « Le plein pays » révèle l’existence d’un ermite au fond d’une forêt française… tous primés dans de nombreux festivals en France et à l’étranger. Son dernier long-métrage « Ici Brazza » fait la chronique d’un terrain vague confronté à la naissance d’un quartier et d’un « nouvel art de vivre ».

LISTE TECHNIQUE

Un film écrit et réalisé par : Antoine Boutet
Production : Julie Paratian (Sister Productions)
Image, son, montage : Antoine Boutet
Création sonore & musique originale : Ernest Saint Laurent
Étalonnage : Julien Petri & Antoine Boutet
Mixage : Philippe Grivel
Post-production : Studio Orlando
Affiche : Martial Prévert
Attachée de presse : Agence Valeur Absolue / Audrey Grimaud
Distribution France : Les Alchimistes
Ventes internationales : Sister productions
Financement / Partenaires : CNC, Région Nouvelle-Aquitaine, Agence ALCA, CNAP Image/Mouvement, SCAM – Bourse Brouillon d’un Rêve, PROCIREP Angoa, Studio Orlando

CE QU'EN PENSE LA PRESSE

LES FICHES DU CINÉMA

Bénéficiant du concours de la région Nouvelle-Aquitaine, le film ne fait pourtant pas la promotion du territoire et se montre résolument inventif.

 

TÉLÉRAMA

Sans rien marteler, Antoine Boutet milite pour que l’on se souvienne de ces 53 hectares interlopes, en laissant apercevoir les tensions que traverse tout territoire en urbanisation forcée.

 

CAHIERS DU CINÉMA

La distance entretenue par le cinéaste se révèle à double tranchant : du marécage boueux aux appartements fantômes parcourus en visite virtuelle, Brazza reste de bout en bout une zone anonyme, une planète en ruines que les « volumes capables » des programmes immobiliers ne semblent pas dénaturer outre mesure.

 

L’OBS

Images étonnantes d’un bouleversement inquiétant, le film est aussi, d’une certaine façon, empreint d’une poésie désabusée, mais émouvante.

 

LE MONDE

On pourrait reprocher au film de nous priver de ce point de vue documenté, qui aide le spectateur à mieux comprendre la situation, si son enjeu n’était visiblement ailleurs. Moins à documenter qu’à évoquer, moins à juger qu’à voir, moins à comprendre qu’à faire ressentir.

 

LIBÉRATION

Sans jugement et sans tomber dans le piège de la nostalgie, le documentariste Antoine Boutet suit la construction d’un nouveau quartier bordelais.