Sur les plages paradisiaques d’une île grecque, personne ne remarque Jacqueline. Personne sauf Callie, une guide touristique américaine. Leur amitié naissante pourrait guérir Jacqueline d’un traumatisme enfoui et lui permettre d’affronter les fantômes de son passé.
2023
Anthony CHEN
Susanne FARRELL, Alexander MAKSIK
Cynthia ERIVO, Alia SHAWKAT, Ibrahima BA
1h33 – Couleur – Dolby Digital 5.1
24 avril 2024
Anthony Chen est né à Singapour et détient une maîtrise en réalisation de la National Film and Television School en Angleterre. Il a réalisé plusieurs courts-métrages primés, dont GRANDMA. ILO ILO son premier long-métrage est sélectionné au 66e Festival International du Film de Cannes. Plébiscité par la presse et le public du festival, il reçoit des mains d’Agnès Varda, alors Présidente du Jury, la Caméra d’Or décernée à l’unanimité. Le film sort en France le 4 septembre 2013 et connaît un joli succès en salle. WET SEASON, son deuxième film, est sélectionné au TIFF (Festival International du film de Toronto) et à Belfort où il reçoit le Prix Ciné +. UN HIVER À YANJI (THE BREAKING ICE) est son premier film en langue chinoise réalisé en Chine. Il est sélectionné dans la section Un Certain Regard du Festival International du Film de Cannes 2023. L’ÉCHAPPÉE (DRIFT) a marqué ses débuts en langue anglaise et a été présenté en avant-première à Sundance en 2023. Anthony Chen est également producteur associé à GIRAFFE PICTURES.
Quel est le point de départ du film ?
Après avoir achevé mon second long métrage en 2019, mes producteurs m’ont apporté le roman de Alexander Maksik (A Marker to Measure Drift), ainsi qu’une ébauche de scénario qu’il avait rédigée. Je connais mes productrices, Emilie George et Naima Abed, depuis de nombreuses années car elles s’étaient occupées, auparavant, des ventes internationales de mes deux premiers longs métrages, Ilo Ilo et Wet Season. Peter Spears avait collaboré avec elles sur le film Call Me By Your Name. Tous les trois ont estimé que la sensibilité et la délicatesse, propres à mon cinéma, s’accordaient parfaitement à cette histoire et permettaient de rendre saillante, l’intériorité complexe de Jacqueline, l’héroïne. Au début, j’avais quelques réserves car l’histoire était très éloignée de ma culture et de mon éducation. Mais après avoir lu le scénario, le personnage de Jacqueline ne m’a pas quitté. Elle me bouleversait autant qu’elle me hantait. Je n’arrêtais pas de penser à elle et son mystère demeurait intact. Nous avons cherché, avec mes producteurs, un nouveau scénariste pour qu’il adapte le livre avec moi. Nous avons finalement développé le film avec la scénariste Susie Farrell pendant la pandémie. Il ne s’est quasiment pas passé un seul jour sans que nous échangions des idées sur Skype. Travailler sur cette histoire, en temps de pandémie, a suscité beaucoup d’émotions chez moi.
Pourquoi avez-vous situé votre intrigue en Grèce, sans que le lieu exact soit clairement spécifié ?
Le récit se déroulait déjà en Grèce et je tenais à rester fidèle au livre. Pour moi, le lieu faisait vraiment partie intégrante de l’histoire. Elle se passait, à l’origine, à Santorin. Mais je trouvais ce décor trop carte postale. Il entretenait le cliché de l’île grecque touristique. Ce n’était pas Mamma Mia! . Je voulais une île plus authentique, surannée mais réaliste. Finalement, nous avons compris que, d’un point de vue logistique, nous ne pourrions pas faire tout le film sur une seule île. Quand nous avons tourné, nous étions presque à la fin du printemps. Les complexes hôteliers et les tavernes des îles touristiques étaient encore fermés. Alors nous avons décidé de créer notre propre île, sans lui donner de nom. Nous avons tourné la majeure partie du film en Grèce, sur le continent et sur l’île d’Égine, l’une des plus proches en ferry depuis Athènes. En fait, nous avons tourné toutes les scènes de flashbacks qui se passent au Liberia, en Grèce. J’avais des doutes sur le fait que nous puissions faire passer la Grèce pour l’Afrique, mais l’équipe de production a travaillé dur pour trouver des lieux qui y ressemblent. Nous avons finalement réussi, en trouvant des endroits adéquats et en travaillant avec le chef décorateur. Nous avons également tourné quelques jours à Londres, pour les flashbacks qui se situent au Royaume-Uni.
Est-ce que le décor en ruines reflète l’état intérieur de votre héroïne?
Pour moi, l’île et ses paysages s’assimilent à un personnage du film. Les ruines étaient déjà mentionnées dans le roman, mais j’ai donné plus de place à ce décor dans la fiction. Voir Jacqueline au milieu de milliers d’années de civilisation, tombées en ruines, était quelque chose pour moi de très puissant, surtout au regard de ce qu’elle a vécu. C’est juste d’affirmer que les paysages et les différents endroits de l’île, reflètent son état intérieur. Il ne s’agit pas seulement des ruines, mais aussi de la grotte et de l’hôtel abandonné où elle vit. Ces lieux font écho à son déracinement et à sa perte d’identité. A propos des ruines, je tiens à dire que je suis extrêmement fier de ce décor. Nous avons fait beaucoup de repérages pour trouver ce site qui n’a jamais été montré au cinéma auparavant. Il s’agit du site archéologique de Rhamnonte et la plupart des vacanciers ne le connaissent probablement pas. Il n’est pas exposé au tourisme de masse mais est vraiment spectaculaire. La première fois que je l’ai découvert, j’ai su que la scène devait se tourner ici.
Quand nous découvrons Jacqueline, elle passe presque inaperçue parmi les touristes. Souhaitiez-vous déplacer notre point de vue sur les migrants et changer les représentations que l’on a d’eux au cinéma ?
Elle passe inaperçue parce qu’elle veut rester discrète et qu’elle fait profil bas. Le roman insiste beaucoup sur sa dignité et le dur combat qu’elle mène pour la préserver, malgré les circonstances. Elle essaie de se fondre parmi les touristes. Elle ne veut pas susciter la pitié. D’un point de vue psychologique, je crois personnellement qu’elle ne fait plus trop confiance aux autres, à cause de son expérience traumatisante. J’espère, en effet, que ce que je filme ne relève pas d’une vision stéréotypée des migrants ou des réfugiés. Vous remarquerez que Jacqueline ne parle pas pendant les dix premières minutes du film. Mais quand elle commence à s’exprimer, on est surpris par son accent britannique impeccable. Je suppose que nous avons tendance à juger les gens trop rapidement sur leur apparence. Mais il y a toujours beaucoup plus à explorer au niveau de leur passé, de leur histoire et des épreuves qu’ils ont endurées. Jacqueline n’est pas la réfugiée typique, au bout du rouleau. Elle appartenait à une certaine classe sociale, avait une position dans la société, avant de tomber en disgrâce.
Etait-ce votre objectif de faire un film de survie ?
Je ne crois pas que c’était mon intention. Les détails et subtilités, propres à la survie de Jacqueline sur cette île grecque, étaient très bien décrits dans le roman. Comme je l’ai déjà dit, elle doit préserver sa dignité de femme. Elle trouve des petits moyens personnels pour organiser sa routine d’être humain civilisé et pour se créer un chez-soi, dans les lieux où elle s’installe. Il y a la façon dont elle dispose son baume à lèvres, son tube de dentifrice et sa brosse à dents. Il y aussi le rituel de faire sont lit avec des sacs en plastique, remplis de sable. C’est sa manière à elle de se sentir encore en vie.
Comment avez-vous choisi votre interprète principale Cynthia Erivo qui a donné vie à cette héroïne résiliente, hantée par la culpabilité ?
Cynthia avait reçu le roman, des années auparavant, de la part du producteur Bill Paxton qui avait initié ce projet mais qui est décédé en 2017. Elle l’a eu entre les mains, avant même qu’elle ne commence à travailler pour le cinéma et la télévision. À ce moment-là, elle jouait dans des comédies musicales à Broadway. Elle était tombée amoureuse de l’histoire et aimait beaucoup le personnage de Jacqueline. Je me souviens de notre rencontre, début 2019, qui a été une évidence. Cynthia est une excellente actrice et elle ressent intensément le personnage.
Comment votre choix s’est-il porté sur l’actrice américaine Alia Shawkat qui lui donne la réplique ? Le fait qu’elle soit guide touristique a-t-il une importance ?
Je dois admettre que je ne connaissais pas bien le travail d’Alia au départ, jusqu’à ce que mon producteur me la suggère. C’est à ce moment-là que j’ai découvert ses films et ses séries. Alia a commencé sa carrière d’actrice quand elle était enfant, donc elle joue depuis très longtemps. Son charme et son charisme naturels servent le personnage de Callie. Notre entente a été immédiate, peut-être parce que nous sommes nés le même jour ? Le guide touristique américain apparaissait aussi dans le roman. Dans le livre, ce n’était pas un personnage aussi important. J’ai décidé de le fusionner avec un autre. Mais je me souviens encore avec précision de ce guide touristique américain dans le livre. Jacqueline le rencontre au sommet de la colline, près des ruines archéologiques grecques. Le foulard et le parapluie rouge annoncent l’épisode des règles.
Pourquoi vous importait-il de parler de la féminité ?
J’avais le sentiment très fort que les luttes de Jacqueline, qu’elles soient physiques ou émotionnelles, devaient être intimes. C’est pourquoi j’ai eu l’idée du sang menstruel et de la culotte. Je pense qu’il n’était pas du tout possible de raconter cette histoire, sans parler de l’essence de la féminité. Cela aurait été une toute autre expérience et un récit différent si le protagoniste avait été un homme. J’ai parfaitement conscience qu’étant moi-même un homme, je dois m’efforcer de ne pas juger ce que j’observe. J’essaie d’être aussi à fleur de peau que possible et j’aime penser que je suis quelqu’un de très sensible. J’ai également veillé à inclure beaucoup de femmes dans mon film. La plupart des chefs de département étaient des femmes.
Quand Jacqueline rencontre Callie, elle existe enfin dans le regard de quelqu’un. Est-ce le sens de ce champ contrechamp qui referme votre film ?
Je ne pense pas que la question, pour Jacqueline, est d’être vue. Mais elle recrée un lien avec les autres. Elle fait de nouveau confiance et s’autorise à être proche des autres. A la fin, Jacqueline doit mettre son passé, son traumatisme et sa souffrance derrière elle. Et c’est la seule à pouvoir le faire. Callie est un fusible qui lui permet d’enclencher ce processus. Jacqueline trouve en elle une personne de confiance, à qui elle peut dire la vérité
Le regard a son importance dans la scène qui révèle le massacre de la famille de Jacqueline au Liberia, puisque les deux sœurs ne se quittent pas des yeux pendant l’attaque. Pouvez-vous commenter cette scène ?
J’ai conçu la séquence, de sorte que tout le massacre soit raconté à travers les yeux de Jacqueline. On se rend compte que la caméra est soit sur elle, soit elle adopte son point de vue. Je voulais que le public expérimente ce regard subjectif et accède à ses souvenirs, à son passé et comprenne ce qui la hante. Dans le récit au temps présent, il y a de nombreuses réminiscences de sa sœur. Elle n’arrive toujours pas à s’en libérer. Ces images tournent en boucle dans sa tête et l’habiteront peut-être pour toujours. Le regard de sa sœur est visuellement gravé dans sa tête mais aussi dans nos esprits. Dans cette scène, l’actrice française Suzy Bemba (qui joue la sœur de Jacqueline) a livré, je dois le dire, une performance exceptionnelle avec son regard.
Comment la structure du récit, avec ses nombreux flashbacks qui épouse une mémoire traumatique, vous est-elle venue ? Etait-ce difficile au montage d’assembler ce puzzle mémoriel ?
Il a fallu beaucoup de temps pour parvenir à bien placer les flashbacks, y compris au moment où l’on écrivait le scénario. J’ai fait très attention à ce que les souvenirs ne se transforment pas en scènes complètement ratées, comme dans les biopics. J’ai utilisé de courtes vignettes et des flashs, pour reproduire la manière dont nous nous rappelons des fragments de notre passé. Au montage, cela a été très difficile d’être aussi précis. La scène finale de révélation, dans la baignoire, a été de loin la plus complexe. Il a fallu faire beaucoup d’allers-retours, avant d’avoir quelque chose de juste.
Comment avez-vous travaillé la lumière et créé ce contraste entre décors paradisiaques et extrême précarité ?
J’étais ravi de travailler avec la directrice de la photographie française, Crystel Fournier qui est aussi sensible que talentueuse. Nous savions dès le départ qu’il fallait quelque chose d’authentique sur le plan visuel. J’ai dit très tôt à Crystel que la photographie devait être belle mais pas trop. L’image ne pouvait pas être trop lisse. Je voulais que cette beauté soit âpre. Il était important que les scènes grecques, racontées au temps présent, n’aient pas l’air de provenir d’une carte postale romantique. Nous avons veillé à ce que l’éclairage soit toujours fidèle et naturaliste. Ce n’est pas trop difficile en Grèce : les eaux scintillantes et les rayons du soleil semblaient déjà nous montrer la direction.
La fin du film ouvre-t-elle a une possible histoire d’amour entre les deux femmes ?
J’aime penser que le lien entre les deux femmes va bien au-delà de l’amour. Il s’agit d’une connexion plus profonde. Et c’est quelque chose que j’explore constamment dans mes films.
Réalisation ANTHONY CHEN
Scénario SUSANNE FARRELL
ALEXANDER MAKSIK
Image CRYSTEL FOURNIER
Décor DANAI ELEFSINIOTI
JADE ADEYEMI
Costumes MATINA MAVRAGANNI
MAYOU TRIKERIOTI
Son JEAN UMANSKI
BORIS CHAPELLE
Musique RÉ OLUNGA
HOPING CHEN
Casting JINA JAY
Producteurs PETER SPEARS
EMILIE GEORGES
NAIMA ABED
ANTHONY CHEN
CYNTHIA ERIVO
SOLOME WILLIAMS
Coproducteurs KONSTANTINOS KONTOVRAKIS
GIORGOS KARNAVAS
Sociétés de production MEMENTO INTERNATIONAL
COR CORDIUM
EDITH’S DAUGHTER PRODUCTIONS
GIRAFFE PICTURES / HERETIC
FORTYNINESIXTY FILMS / ERT SA
Avec le soutien de THE UK GLOBAL SCREEN FUND
THE GREEK FILM CENTER
Distribution France EPICENTRE FILMS
CYNTHIA ERIVO Jacqueline Kamara
ALIA SHAWKAT Callie
IBRAHIMA BA Ousmane
HONOR SWINTON BYRNE Helen
ZAINAB JAH Etweda Kamara
SUZY BEMBA Saifa Kamara
VINCENT VERMIGNON Michael Kamara
L’OBS
Une œuvre sensible sur une héroïne de tragédie contemporaine.
MARIANNE
Le réalisateur singapourien Anthony Chen adapte avec subtilité un roman de l’écrivain américain Alexander Maksik : La mesure de la dérive
LES FICHES DU CINÉMA
À l’image de sa protagoniste, L’Échappée se distingue par sa simplicité formelle et sa grande pudeur.
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Récit de reconstruction personnelle après un traumatisme, récit de renaissance amicale, L’échappée est juste un petit joyau de sincérité et d’émotion.