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À l’Hôpital Italiano de Buenos Aires, le Dr. Esteban Rubinstein aborde la médecine générale sous un angle extra-moral. S’inspirant des travaux philosophiques de Friedrich Nietzsche, il crée dans son bureau un espace de réflexion avec ses patients sur le corps, la santé et la maladie. Ensemble, ils cherchent à mettre de côté certaines valeurs préétablies en médecine comme le normal, le naturel, le bien et le mal.
2023
Jorge Leandro COLÁS
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1h19 – Couleur – Dolby Digital 5.1
9 Octobre 2024
Lorsque j’ai rencontré le Dr Esteban Rubinstein pour la première fois, il m’a dit qu’il avait l’habitude de se réunir régulièrement avec d’autres médecins à l’hôpital italien où il travaille, pour étudier l’œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche.
Cette image – un groupe de médecins lisant La généalogie de la morale dans un minuscule bureau d’un hôpital vide, la nuit – a été pour moi un puissant déclencheur pour réaliser ce film.
Au départ, je me suis demandé comment la philosophie et la médecine familiale pouvaient être liées. Comment un philosophe mort en Allemagne il y a plus de cent ans pouvait-il aider à traiter un patient vivant dans le contexte du Buenos Aires d’aujourd’hui ? Cela a-t-il un sens de passer autant de temps à parler et à réfléchir alors que certaines maladies progressent et corrompent souvent nos corps ? Quel serait le profil des patients qui seraient prêts à passer par ces consultations pour prendre des décisions actives sur leur corps et leur santé ?
Cette confusion initiale s’est transformée en intrigue et même en fascination. Je me suis replongé dans les vieux livres de Nietzsche que j’avais lus quand j’étais adolescent et j’ai commencé à enregistrer les consultations entre le Dr Rubinstein et ses patients. Les questions se sont multipliées et aujourd’hui elles font partie d’un film sur la médecine, la philosophie et la vie.
L’extra moral
Nietzsche propose que nous nous débarrassions des contraintes de ce qui est compris comme moral, que nous nous replacions dans un espace qui aille au-delà du bien et du mal. La moralité dépend toujours de l’époque, du lieu, du contexte et est généralement contaminée par les religions.
Selon le philosophe allemand, il est question de libérer l’homme, lequel devrait suivre son instinct. Il s’agit de détruire chez les hommes toutes les projections ou créations humaines destinées à donner du sens à la vie, par référence à des valeurs très ancrées dans nos esprits modernes comme le bien et le mal, le normal, la cause et l’effet.
Les médecins de Nietzsche – nous allons les appeler comme ça – affirment que la médecine ne dispose pas de tant d’outils pour s’assurer de ce qui est résolument bon pour le corps. Ils fuient cette approche, ainsi que celles strictement statistiques ou normatives prônées par la médecine générale traditionnelle.
L’extra-moral se révèle ainsi comme une notion philosophique sur la vie. Toutefois, il ne s’agit pas de faire de la vie un concept fondamental, mais plutôt de faire des efforts pour ne pas nous éloigner de la joie de vivre. Ils confrontent donc leurs patients avec un regard sensible, une écoute dénudée et attentive, les interrogeant non pas sur comment ils devraient être, mais comme ils sont vraiment.
La compassion
« N’avoir d’autre but que le bien et la santé des malades », disait Hippocrate il y a 2 500 ans, et aujourd’hui encore les médecins ne jurent que par lui lorsqu’ils reçoivent leurs diplômes. Depuis lors, la compassion est un terme intrinsèquement associé à la médecine. Un médecin doit être bienveillant et compatissant envers ses patients. Nous le voyons généralement sur certaines publicités des centres de santé avec des médecins gentils, soucieux et souriants.
Mais Nietzsche accorde une valeur négative à la compassion, arguant qu’elle frise le mépris. Le Dr Rubinstein reprend cette idée et aimerait qu’il y ait des médecins empathiques, mais jamais compatissants. Peu compatissants donc envers leurs patients, leurs maladies et leurs douleurs.
La causalité
Il y a une idée très présente dans les cabinets médicaux, tant de la part des professionnels que des patients, qui concerne la cause des maladies. On entend souvent dire : « Je suis tombé malade à force de me faire du mauvais sang », « J’ai eu une tumeur parce que je faisais une dépression » ou « Ma maladie était liée à l’émotionnel ».
Les médecins de Nietzsche pensent qu’il n’y a pas de causes et que la médecine est complice de cette idée de causalité absolue. La médecine contemporaine donne un nom et un diagnostic à chaque symptôme, dans le but de cataloguer et de rationaliser, de trouver l’équilibre supposé que la connaissance scientifique devrait nous apporter. Mais comme le fait remarquer Nietzsche, la vie n’est pas sereine, ni équilibrée. La vie, c’est du changement, c’est du mouvement. La vie est imprévisible, elle est irrégulière.
Face à ce scénario plein d’incertitudes, un médecin nietzschéen, sans peur ni culpabilité, peut simplement et légitimement dire à ses patients : « Je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse à vous donner sur votre état de santé. »
Le Dr Rubinstein construit la relation médecin-malade avec la participation active et responsable de ses patients, ce qui est très inhabituel dans la médecine générale traditionnelle. Après de longues discussions lors desquelles ils évaluent les différents points de vue sur le corps et la santé, le médecin et le patient définissent ensemble les processus, les traitements, les opérations, les médicaments.
Jorge Leandro Colás est né à Viedma, en Argentine. Il fait des études en Design de l’Image et du Son à l’Université de Buenos Aires où il se spécialise dans le domaine du cinéma documentaire. Ses longs métrages Parador Retiro (2009), Los Pibes (2015), Barrefondo (2017), La visita (2019), et Viedma, la capital que no fue (2023) ont été présentés au BAFICI, à Mar del Plata, à l’IDFA, au Cinéma du Réel, à Biarritz et dans d’autres festivals internationaux.
Son dernier long-métrage, Les Docteurs de Nietzsche, a remporté le Prix du Meilleur Montage lors de sa première mondiale au BAFICI en 2023 et a été sélectionné pour l’édition 2024 du Festival de cinéma documentaire It’s All True au Brésil.