«Il y a plusieurs années, enceinte de trois mois, je me suis mise à perdre du sang. J’avais déjà vécu une fausse-couche et la perspective que cela se reproduise me terrifiait. A l’hôpital, un médecin a procédé à une échographie. Au bout de quelques minutes, les yeux rivés sur son écran, il a lancé : “Soit j’ai de la merde dans les yeux, soit il est mort.”
Cette phrase m’a comme pulvérisée. Pourtant, je n’ai rien dit. Longtemps, je me suis raconté que mon silence était dû à la peur qu’en le brusquant, la suite de ma prise en charge ne soit que plus pénible. Si je me sentais en effet à sa merci, la vérité est aussi que je me suis volontairement soumise car dans les représentations que j’avais à l’époque, le médecin était une figure d’autorité à qui on ne s’opposait pas.
Après mon film Sans frapper, je ne voulais plus me concentrer sur les violences déjà survenues, mais sur ce qui pouvait être fait pour les prévenir. Aussi, lorsqu’en 2019, à la suite d’une projection, une doctoresse est venue me parler du lien qu’elle voyait entre le dispositif de mon documentaire et la pratique de la simulation humaine, je me suis rendue dans plusieurs centres de simulations médicales en Belgique, en France et en Suisse.
J’ai pu y observer une pratique qui consiste à reproduire un environnement de soins réaliste dans lequel des personnes (acteur.ices professionnel.les ou non) jouent le rôle de patient.es face à de vrai.es thérapeutes (confirmé.es ou en devenir). Parce que j’aurais moi-même voulu avoir cette aptitude, ce qui m’a d’abord impressionnée, c’est la formation des patient.es simulé.es à qui on apprend à dire avec précision comment chaque mot et chaque geste les ont atteint.es, au cours des faux entretiens médicaux.»
«Le principe de la simulation est que, loin d’être innées, les qualités humaines telles que l’empathie s’acquièrent et se cultivent. S’il peut aussi s’agir pour les soignant.es d’apprendre des gestes techniques, cette approche est de plus en plus utilisée pour leur fournir les outils nécessaires pour communiquer et exercer leur profession avec bienveillance.
Si au cours des premiers mois des repérages, j’ai été complètement fascinée par cette approche, en écoutant des praticien.nes expérimenté.es s’exprimer sur leur travail, j’ai progressivement vu émerger certaines ambiguïtés.
Beaucoup de soignant.es dénonçaient l’impossibilité, par manque de temps et de moyens matériels et humains, de mettre en pratique les valeurs humanistes enseignées en simulation. J’en suis venue à me demander si en cherchant à modifier les comportements individuels plutôt qu’à questionner la responsabilité de l’institution, on ne contribuait pas à culpabiliser des personnes déjà sous pression ? Au cours du processus qui m’a amenée à élaborer ce documentaire, j’ai souvent repensé au comportement du gynécologue qui m’a reçu lors de ma fausse-couche : était-ce la manifestation d’une absence crasse d’éducation émotionnelle, d’une misogynie « ordinaire » ou le point d’issue d’une longue chaîne de violences débutant avec la logique économique du néo-management hospitalier ? Peut-être tout ça à la fois.
Il m’est en tout cas apparu inconcevable de réaliser un film sur la simulation en milieu médical sans évoquer la réalité quotidienne du personnel de santé. Pour rendre partageable leur expérience, j’ai cherché une pratique où – comme dans les simulations – le « faux » révèle le « vrai » et parfois même le « transforme ».
J’ai découvert une troupe de théâtre forum composée de soignant.es qui, pendant leur temps libre, viennent rejouer des situations problématiques, voire traumatisantes, vécues à l’hôpital. Comme pour la simulation, il s’agit avec cette pratique de trouver les bons mots et les bons gestes pour se préparer au mieux à la « vraie vie ».
« Mais ce que les soignant.es cherchent ici, ce n’est plus à endiguer leur propre violence, mais celle qu’on leur fait subir. »
Alexe Poukine