Tout fout le camp, et il faut faire, vivre autrement. Ailleurs ? Peut-être : c’est ce que nous glisse d’abord le film, alors que le père quitte la maison familiale pour un appartement plus simple. Mais l’on sait bien que ce déménagement, le seul explicitement figuré, n’a rien de central, comme s’il donnait son titre au film par accident ou euphémisme. Non : ici, c’est le monde entier qui déménage, sa surface entière qu’on a tiré sous nos pieds comme un vulgaire tapis. Le monde à l’envers ? Peut-être : là encore, le film nous le souffle d’emblée grâce à Ren, plus adulte que ses parents. Il faudra d’ailleurs qu’elle fasse le poirier pour que le film dévoile enfin son titre.
« Déménagement » est le dixième film de Shinji Sōmai et, pour une fois, c’est lui qui amène le projet à Ijichi Kei, son producteur1. Il aurait retrouvé dans le roman original de Hiko Tanaka les motifs qu’il poursuit depuis le début de sa carrière, à commencer par le personnage de Renko, qui rejoint les nombreux adolescents de sa filmographie, des premiers « The Terrible Couple » et « Sailor Suit and Machine Gun » à « The Friends », en passant par « Typhoon Club » – sans oublier « PP Rider », parent proche et déluré de ce « Déménagement », à ranger sans hésiter parmi les chefs-d’oeuvre les plus fous du cinéma mondial. Autant de films d’apprentissage ou d’initiation dont les personnages, bon gré mal gré, se portent au plus près de cette limite au-delà de laquelle l’enfance ne se vit plus que sur le mode du souvenir.
Bien sûr, cantonner Sōmai à ces initiations adolescentes serait par trop réducteur : aussi parlera-t-on plutôt de personnages qui « traversent la vie en funambules2 », toujours près de tomber (les ados de « The Friends », la jeune héroïne de « Lost Chapter of Snow », la tête proche du bitume), tombant parfois (l’alcoolo du magnifique « Kaza-Hana », le collégien de « Typhoon Club » décidé à montrer aux autres « comment on meurt »). De même, si l’on court si souvent dans « Déménagement » comme dans ses autres films – courses et courses-poursuites, jeu du chat et de la souris – sans doute est-ce parce que le sol n’y est jamais très stable, que les pas n’y sont jamais très assurés, et qu’il faut donc apprendre à se régler sur d’autres vitesses, comme l’annonce la scène, reprise de « PP Rider », où Ren saute dans le camion de déménagement. « Tout fout le camp » : de fait, la formule pourrait s’appliquer à nombre de ses films, sinon à tous.
C’est toutefois par la plus grande inertie que le projet du « Déménagement » commence. Sōmai passe d’abord de longs mois engoncé dans le canapé d’Ijichi. Sans rien dire, il l’écoute réécrire avec les deux scénaristes les trente et quelques versions du script – comme un cinéaste en sommeil attendant que le tournage enfin l’éveille. Peut-être visualise-t-il déjà certaines scènes, en même temps que s’accumule la frustration qui bientôt le poussera à accomplir son « voyage vers l’ouest ». Tout fout le camp : mais c’est lui d’abord qui déménage, à Kyoto, pour voir là-bas si le saké est meilleur.
Mais aller à Kyoto répond d’autres nécessités : cadre du roman, bien sûr, mais aussi, se dit-il, une ville assez conservatrice pour que cette simple histoire de divorce ne tombe pas dans la banalité. Peut-être y voit-il aussi l’occasion de se renouveler, quand les appartements de Tokyo et les neiges de Hokkaido (respectivement départements d’adoption et d’origine) l’ont déporté loin de ses fondamentaux, jusqu’aux fantaisies maniéristes de ses trois derniers films, « Lost Chapter of Snow », « La Femme lumineuse » et « Tokyo Heaven ». Bien sûr, pour l’homme de tournage qu’il est, Kyoto signe aussi la promesse de découvertes qu’aucun scénario ni aucun découpage ne sauraient prévoir.
Dont acte : l’imprévu s’impose de manière discrètement spectaculaire, sous les traits, dans le regard et la voix de la jeune Tomoko Tabata. Sōmai a lancé la carrière de nombreux comédiens amateurs : Masatoshi Nagase et Michiko Kawaii (PP Rider), Yūki Kudō (Typhoon Club), Yūki Saitō (Lost Chapter of Snow), Riho Makise (Tokyo Heaven) et bien sûr Hiroko Yakushimaru (The Terrible Couple, Sailor Suit). Mais il a bien failli ne jamais trouver Tabata. Bredouilles après un long casting (pas moins de 8253 fillettes, nous apprend la brochure officielle), Ijichi et lui désespèrent de trouver celle sans qui le film ne pourra prendre tournure. Las, ne leur reste plus qu’à aller à Osaka puis, sans doute, à retourner à Tokyo pour chercher encore… Soudain Sōmai se souvient d’un visage accroché au hasard dans l’auberge d’un soir – à moins qu’elle lui ait été recommandée par une geisha de ses connaissances. En tout état de cause, Tabata disqualifie sur-le-champ toute concurrente, même si Sōmai passe dès lors ses journées en répétitions et autres tests caméra, moins, dit-il, pour qu’elle s’approprie le rôle que pour trouver lui-même la bonne distance3.
L’errance nocturne de Ren à travers la forêt, jusqu’aux rives du lac Biwa, est l’autre imprévu le plus spectaculaire. Elle ne figure ni dans le scénario, ni dans le roman original – pour Sōmai, le film en tout cas ne saurait se finir sur la séquence du grand hôtel, pas plus que sur l’explication de la jeune fille avec son père. Elle s’impose comme une lubie, filmée au débotté, sans autorisation aucune en dépit des risques, improvisée jusqu’en son dénouement – ce bateau en flammes serait lui-même une trouvaille de dernière minute.
Quelle nécessité justifie cette séquence sans doute extravagante ? La nuit durant, Ren effectue sa mue, renaît ou se réinvente : « Félicitations ! », s’adresserait-elle alors à elle-même. Le cinéma de Sōmai se nourrit d’une forme de littéralité, selon laquelle les bouleversements les plus intimes doivent pouvoir se compter en nombre de pas comme en gestes : sans doute est-ce l’une des fonctions des plans-séquence qu’on attache à son style. (Sur un tout autre niveau, il faut de l’humour et du courage pour débuter cette relation à trois autour d’une table triangulaire). Mais cette littéralité se découvre encore dans la mécanique élémentaire du film. Car cette séquence nocturne et sa cauda onirique permettent surtout de redonner un sens, non pas au plan-séquence, mais à la coupe.
D’un bout à l’autre du film, c’est en effet une certaine capacité de montage que perd puis retrouve Ren. Lorsqu’elle se rend la première fois chez son père, elle rêve d’une armoire magique qui, par la grâce d’un simple cut, lui permette de se téléporter d’un lieu à l’autre. Imagination d’enfance qui est aussi l’un des pouvoirs élémentaires du cinéma. Là réside la cruauté perverse du plan-séquence qui, pour notre plaisir de spectateurs, déroule en majesté des distances toujours plus longues et incompressibles. Aussi lui faut-il apprendre un autre usage de l’espace, moins soucieux des objectifs : d’où le besoin peut-être de cette dérive nocturne. Que trouve-t-elle au bout ? Une nouvelle possibilité de montage, douloureux apanage de l’âge adulte : ou comment la distance devient distance à soi, signe la possibilité de se voir soi-même, spectatrice de ses propres actes, auditrice de ses propres mots.
Mathieu Capel est maître de conférences en cinéma à l’université de Tokyo. Il a récemment dirigé le numéro 59 de la revue Ebisu – études japonaises, « Films en miroir. Quarante ans de cinéma japonais, 1980-2020 ».