Par Lauren Malka (journaliste)
POURQUOI CE DOCUMENTAIRE ?
Quel est votre souvenir du temps des slows Laurent ?
Le mot “slow” m’emmène toute de suite dans un garage plongé dans le noir au milieu de l’après-midi. Je me souviens de cette distance de “sécurité” dans les odeurs d’essence, bras tendus sur les épaules des filles, cet espace où parler un peu différemment, en se regardant à quelques centimètres et en se demandant pendant toute la chanson si on allait s’embrasser. La nostalgie la plus inavouable serait peut-être le “quart d’heure américain”, ce moment où les filles devaient choisir les garçons, et cet instant où elles ne te choisissaient justement pas, de façon ostentatoire, par dépit amoureux… En y repensant, je réalise que les filles n’avaient que ce pauvre quart d’heure pour choisir ! On appelait sans doute ce moment “américain” pour ne pas dire “exceptionnel” (rires). Le slow était en fait très patriarcal. Peut-être d’ailleurs que c’est ce fameux quart d’heure américain qui a tué les slows. Les garçons vivaient sans doute trop mal le fait d’être choisis par les filles…
Les couples ont-ils toujours été fascinants à vos yeux ?
Je ne suis pas fasciné par “le couple”, mais plutôt par la troisième personne que l’on forme à deux, ou même à trois. Parmi près de trente heures d’échanges, j’ai sélectionné les moments où c’était cette troisième personne qui s’exprimait. Invisible à l’œil nu, insaisissable, cette entité n’a pas souvent la parole, mais elle en dit énormément sur les rapports de pouvoir et le patriarcat en tant que système… Lors du tournage, je crois que tous les couples ont ressenti confusément que je ne m’intéressais pas à eux/elles individuellement, mais plutôt à ce qu’il y avait entre eux/elles.
En “off”, vous m’avez dit que les couples étaient un vrai sujet, “aujourd’hui plus que jamais”. Que vouliez-vous dire ?
#MeToo aurait dû mettre les hommes devant leurs responsabilités, mais cette prise de conscience n’a pas eu lieu. C’est une question que je creuse depuis Les mâles du siècle 2021) : comment faire pour que les hommes apprennent du féminisme ? Avec #MeToo, je me suis dit que nous étions plus que jamais contraints de nous situer sur le “féministomètre”, d’accepter ou de refuser le débat, de décider de s’impliquer, voire de s’engager. C’est d’ailleurs à mon avis cette obligation qui en pousse certains à espérer un retour au temps où le féminisme n’existait pas, le “bon vieux temps du quart d’heure américain” ! (rires)
Les réponses de vos invité·es n’auraient pas été les mêmes il y a 30 ans ou même avant #MeToo. Mais, vous, auriez-vous pu leur poser les mêmes questions ?
Je ne crois pas que ce film aurait pu exister il y a trente ans, surtout fait par un homme. Même si je fais des films pour la cause des femmes depuis longtemps (par exemple Nue – 2001 sur la soumission chimique ou Un miracle – 2011 sur la « fausse couche » et les violences contre les personnes trans), #MeToo a sans doute été pour moi un vrai déclic. Mon engagement vient de loin, il a mûri sous la glace au cours d’une enfance et d’une adolescence plongées dans un authentique bain d’acide patriarcal. Dans ma famille, les hommes se permettaient à peu près tout avec les femmes et les enfants, et puis j’ai été marqué à jamais par le suicide de mon oncle homosexuel auquel j’ai dédié Les petit mâles.
LA FABRICATION
Dans ce film, comme dans les précédents, vous jouez un rôle discret et en même temps très présent, derrière la caméra. Êtes-vous un confesseur, un sociologue, un journaliste… un peu de tout cela ?
J’ai choisi d’être seul avec celles et ceux que je rencontre pour rester le plus connecté et à l’écoute possible. Même si je m’appuie sur un guide d’entretien de type sociologique, je conduis les échanges sur le mode de la conversation, en sachant que je ne verrai ce que j’ai récolté que bien après, en étudiant très attentivement les rushes et en montant. C’est comme si je me servais d’une sorte de caméra thermique qui montre tout que ce qui est plus ou moins violet, comme ces flammes que j’ai mises au générique. Je définirais donc ma fonction comme celle d’un explorateur qui utilise un téléscope qu’il a créé pour découvrir et récolter, puis trier et révéler le résultat, en essayant de donner une vue panoramique et la plus objective possible.
Le film montre 15 couples, face caméra, dans ce qu’ils ont peut-être de plus intime : leur relation. Comment les avez-vous convaincus de participer ?
Je les ai trouvés par divers moyens, par petites annonces, rencontres inattendues, casting sauvage. Je fais confiance au hasard, un refus peut ouvrir une autre porte. Cela dit, j’ai essayé de respecter une certaine forme de représentativité sociologique, grâce au tableau que Camille a élaboré. Avec 15 autres couples, j’aurais un autre film, c’est sûr, mais sans doute très proche sur le fond de celui-ci. L’idée, ce n’est pas d’être absolument représentatif, mais de donner à voir un portrait pluriel qui forme comme une version augmentée de notre société. Pour en convaincre certain·e·s, il m’est arrivé de dire “rassurez-vous, on rit beaucoup !”. Cela a d’ailleurs été le cas pour quasiment toutes les rencontres. Et c’est évidemment la même chose pour les spectateur·trice·s, ça me plaît beaucoup !
Les questions que vous posez montent crescendo jusqu’à frôler parfois les sujets qui fâchent ! Les invité·es ont-ils/elles parfois sorti leur “joker” ?
Je déroule le guide d’entretien que Camille a élaboré qui forme comme un entonnoir, partant des questions les plus générales et les moins personnelles (autour du travail notamment), pour ensuite se rapprocher de plus en plus (la vie domestique) et venir jusqu’au plus personnel (la sexualité). J’essaye de les mettre à l’aise le plus possible, en m’autorisant l’humour, parce qu’il n’y a rien de mieux que de rire ensemble pour fluidifier une conversation. Et puis je précise bien évidemment qu’ils/elles ne sont pas obligé·es de répondre s’ils/elles ne le souhaitent pas. Mais je fais surtout confiance à mon instinct, depuis des années que je fais des entretiens filmés, je sais souvent où je peux aller, ou pas, avant même qu’on me le dise.
CE QUI FRAPPE EN VOYANT LE RÉSULTAT
Est-ce qu’on vit un tournant sur le plan du couple ?
Oui je crois que la relation de couple opère un vrai tournant aujourd’hui qui est placé sous le signe de l’égalité, ce sont les femmes qui l’enclenchent et le prolongent. Elles ne veulent plus vivre comme leurs mères et leurs grands-mères vivaient, c’est-à-dire complètement dévoués à leur famille. Les 15-25 ans ont le choix de prendre ou de ne pas prendre ce tournant, voire de le prendre à contre-sens. Car je crois que c’est générationnel. Les plus anciens, et les moins anciens comme moi, n’avons pas le bon volant pour tourner, même si nous voyons bien qu’il faut changer de direction. J’espère que ce film permettra à certains de prendre conscience de cela.
Peut-on dire que certains de ces couples incarnent “l’ancien monde” et que d’autres semblent presque futuristes ?
Oui, plus de la moitié des couples du film ont dansé des slows, comme moi. Ce sont donc des couples qui se sont construits dans un contexte encore très patriarcal. Les autres, les plus jeunes, ouvrent un nouvel horizon à la relation de couple. En revenant d’un tournage avec un couple de poly-amoureux, je me suis dit que j’avais aperçu là un monde auquel je n’appartiendrai jamais.
Et vous Camille, quel est votre regard sur ce film ?
Je trouve qu’il vient clôre de façon à la fois drôle et profonde la saga documentaire sur les transformations issues des luttes et des conquêtes féministes. Après s’être demandé ce que le féminisme avait fait (ou pas) aux hommes, puis aux garçons, on découvre comment il change la relation amoureuse. C’est un aspect crucial selon moi, car la famille traditionnelle (un papa + une maman = des enfants) forme le socle du système patriarcal. Montrer qu’il existe d’autres types de couples et d’autres aspirations que celle de “fonder une famille” permet de révéler un nouveau monde de relations, où les liens sont à la fois plus égalitaires et plus libres. Je crois que c’est très important de le faire dans le moment où nous sommes d’un retour des forces conservatrices. Ce que j’aime dans le film, c’est que l’on sourit beaucoup, on rit même, mais ce qui reste, ce sont des questions qui viennent bousculer nos certitudes et nos habitudes. Je crois qu’aucun couple qui ira voir le film n’échappera à une intense discussion, le soir même ou plus tard, personne ne pourra l’esquiver !
LES INDISCRÉTIONS
À votre tour de vous prêter à l’exercice Laurent ! Pourriez-vous travailler sous la direction de Camille ?
Nous travaillons ensemble sur mes films et cela se passe vraiment bien. Nous avons chacun des spécialités et des compétences différentes, je dirais même complémentaires. Mais si je devais travailler sous sa direction dans son domaine, je ne sais pas… Sincèrement, je crois que j’aurais un peu de mal. On a tous les deux des caractères bien affirmés…
En quoi votre couple est-il différent de celui de vos parents ?
La plus grosse différence, c’est la communication qui est chez nous très intense sur à peu près tous les aspects de la vie à deux, avec les enfants, le travail, nos parents, etc. Un désaccord ne reste jamais bien longtemps sous le tapis, ce qui fait qu’on entretient quotidiennement notre couple.
Lequel des deux est « le plus en couple que l’autre » ?
Je crois que c’est moi. Le film dit qu’on n’a jamais la même notion du “couple” que son partenaire. Je suis traumatisé par les souffrances qu’ont vécu mes parents, par leur divorce quand j’avais 13 ans. J’ai énormément travaillé pour que mon couple fonctionne le mieux possible, pour surtout ne pas reproduire ce que j’ai connu…
Que pourriez-vous faire pour être un peu plus féministe ?
Franchement là, je vois pas. (rires)